Bologne — Vendredi 7 8bre 1892
Mon cher Mane,
Comme je te l'avais promis je commence dès mon arrivée notre mensuelle correspondance. Me voici donc depuis avant hier en cette ville qui sera mienne sans doute durant plusieurs années. Le seul bout de cour solitaire que je vois de ma fenêtre me rappellerait sans cesse, si je ne le savais plus que je suis en Italie: deux grands murs intensément éclairés, bien qu'ils ne soient pas directement exposés au soleil, d'un jaune clair éclatant; au[-]dessus un rectangle de ciel bleu profond, foncé, rayonnant, le vrai ciel d'Italie, dont les romantiques nous faisaient rêver sur lequel se linéamentent nettement les maisons. C'est un tableau simple, mais bien méridional, bien caractéristique. Avant d'avoir vu ces couleurs je les croyais invraisemblables: l'on ne peut s'en faire aucune idée dans nos pays.
Je m'imagine difficilement être en ce brumeux & rouge mois d'octobre où nos arbres s'éfeuillent si tristement sous les crépuscules ocreux. Il fait chaud ici, si chaud que j'en suis accablé & que je ne puis songer l'après-midi qu'à m'étendre nonchalamment. La ville est très curieuse, unique même en Italie: presque toutes les rues sont nantées d'arcades soit d'un soit de deux côtés: c'est-à-dire que le premier étage surplombe, soutenu en avant par des colonnes, laissant sous lui une sorte de couloir, de nef voûtée sur croisée d'ogives: sur cette galerie s'ouvrent les rez-de-chaussée. Les boutiques ne ressemblent point aux nôtres, à cause même de cette disposition: elles sont complètement ouvertes & la marchandise déborde même dehors, à l'occasion. Je crois que le métier le plus fréquent est celui de barbier: on en rencontre à chaque pas; il y en a plus encore que de
[2]
cafés ou de débits de liqueur. Les grands Cafés sont loin d'avoir l'ampleur & la magnificence des nôtres. Il y a une foule de cabarets, de petits débits de boissons sur lesquels on lit: Si venduto vino e birra. Les gens marchent peu & lentement: pourtant il n'y a pas mal d'animation en ville. Les hommes s'habillent absolument comme chez nous & même comme visage la différence n'est pas très grande. Les femmes diffèrent davantage comme type: il y en a de fort belles qui vous regardent droit en face de leurs grands yeux noirs, passionnés, des yeux trop grands parfois, jusqu'à absorber & effacer tout le reste du visage. Il paraît qu'elles sont assez faciles & n'ont qu'une pudeur toute extérieure.
Les arcades, l'ampleur des maisons qui semblent une suite de palais, la simplicité des instruments & des moyens de travail qu'employent les ouvriers fait de Bologne une ville très spéciale, ancienne, quasi rétrospective. Les monuments n'ont rien de bien remarquable: les églises sont pour la plupart inachevées — ou insignifiantes — à l'extérieur: quant à l'intérieur il est décoré avec le mauvais goût italien moderne: on habille les colonnes de grandes étoffes rouges frangées d'or; les murs sont tapissés & ornés comme des murs de bordels; les autels au lieu d'avoir des colonnes de marbre ont des colonnes peintes sur un grand décor en bois!
Au fond tout le pays a un aspect théâtral: il est impossible de le prendre au sérieux. Les gendarmes & les soldats ont l'air de se promener sur les planches & de jouer une opérette en costume de théâtre; le peuple est un peuple factice dont les oripeaux semblent sortir de chez le costumier; il gesticule beaucoup, s'exubère, s'agite, trépigne; de ridicules mendiants vous tirent à chaque pas par la manche & vous implorent d'un ton piteux; les gratteurs de guitare, les joueurs de flûte abondent; on donne même des sérénades la nuit, à ce qu'on m'a dit.
Tout ce monde joue la comédie; c'est une opérette, une féerie, un spectacle qui se renouvelle sans cesse & qui se joue pour moi, pour moi seul, j'en ai la conscience. Le ciel est inventé assurément: il est fraîchement peint par les entrepreneurs de décors; les maisons sont des portants peints, ces maisons rouges ou jaunes au volets verts qui battent comme des châssis de mauvais bois tendus d'une loque bigarrée.
[3]
On nous a présenté hier notre professeur d'italien: il n'est guère plus âgé que nous & son premier soin a été, après avoir dîné avec nous, de nous conduire au café & de nous parler des femmes italiennes & de comment l'on baisait dans le pays; c'est surtout la langue verte, je crois, qu'il nous enseignera.
Peuple de comédie, ciel de féerie, chaleur & atmosphère de salle de théâtre: cela résume mes impressions italiennes. Une fois qu'on a bien regardé le paysage, bien noté les lignes & la couleur, plus rien à faire: inutile de rêver devant cette nature; plus profondément, il n'y a rien. — En dépit de toutes les exclamations, de toutes les admirations conventionelles nos paysages du nord valent mieux: on y peut rêver: les surfaces sont simples, les couleurs mortes, rien n'est voyant, rien n'attire, rien ne force à regarder; l'on contemple, l'on pénètre plus avant, dans les choses, plus profondément sous les aspects; il y a chez nous des vesprées plus intensément belles que tout ce qu'on voit dans le midi. Nous sommes des hommes du Nord & nous aimons nos brumes, nos ciels de tempête où les nuages se disloquent à force de courir, nos agonies d'automne & ces tristes jours de pluie visqueuse où les flammes du gaz clignotent si péniblement dans l'ombre. L'âme métaphysique de la Germanie vit en nous.
Ce n'est point qu'il y ait des choses merveilleuses en Italie: les lacs italiens sont purement admirables. L'Isola Bella, dans le lac Majeur, est extasiante: nous nous sommes arrêtés là un jour & nous y avons logé. Le temps était superbe, les eaux calmes, ensoleillées, rayonnant cette intense, oette ineffable lumière dont je te parlais tantôt: mais ici la lumière s'adoucit, perd sa netteté presque crue; les couleurs s'harmonisent & se fondent: ce n'est ni imposant, ni grandiose. C'est enchanteur; on se croirait transporté dans un conte invraisemblable, créé par un somptueux caprice d'Art. Presque toute l'île est occupée par les jardins en terrasses du château des comtes Borromée: ces terrasses sont bâties & ornées dans le goût fastueux du 17° siècle; elles sont littéralement couvertes de plantes tropicales: les palmiers, les agaves, les cidres, les eucalyptus, les bananiers, les magnolias, l'herbe dure du Japon croissent & se développent là en pleine terre avec une vigueur étonnante. On est transporté
[4]
soudainement dans un monde lointain, de vue surabondante, inconnu à nos froides régions & même aux régions voisines. Nous avons dîné là, à l'ombre des vignes, contre un bouquet de fins bambous aux élégantes tiges noires.
Les lacs italiens font une impression moins grandiose, moins écrasante sans doûte, mais plus harmonique que la Suisse; en Suisse bien des paysages m'ont paru déclamatoires, grandiloquents; on s'en fatigue vite; l'Engadin est la partie de la Suisse dont j'ai gardé le meilleur souvenir, la Maloja & le petit lac de Sils particulièrement: ce lac est harmonieux & lumineux aussi comme les lacs italiens, mais d'une manière plus sauvage, plus solitaire; de hautes montagnes l'entourent marbrées de neige .... & l'on n'y voit plus d'Anglais à cette saison.
Il est possible que le beau temps dont j'ai joui là comme au Lac Majeur a contribué beaucoup à me rendre complètes ces deux impressions: il est possible que, à cause de certains ciels maussades, des paysages m'ont déplu qui méritaient quelque admiration; mais ce voyage n'a guère répondu à mon attente & je reste le fervent des contrées du Nord, là-bas, "d'où vient la lumière".
L'Art italien moderne est infâme: j'ai vu quelques exemplaires de la peinture italienne à Milan: les plus mauvaises choses chez nous valent mieux que ces tableaux[-]là; on ne s'imagine pas un tel gagaïsme dans les sujets & une telle veulerie dans l'exécution. Au musée de Milan il y a un véritable atelier de fabrication de ces crasses: on en fabrique à la grosse: j'y ai vu fonctionner les artistes en question. L'ancienne peinture en revanche est bien intéressante: j'ai commencé à me rendre compte de la chaude couleur vénitienne, du ton somptueux, velouté de la couleur, j'ai pris conscience de l'Art italien, ce qu'on ne peut point faire du tout à Bruxelles où l'on ne voit que quelques rares toiles placées dans un jour qui ne lui convient point du tout. Je n'ai pas encore été visiter le musée de Bologne: il contient surtout des oeuvres de la décadence, de l'école de Bologne, enfin: les Carrache & compagnie. Souvent les époques dites de décadence sont infiniment plus intéressantes que les époques de floraison. Ainsi le tableau de Raphaël (mariage de la Vierge) qui est à Milan, un tableau
[5]
renommé, ne m'enchante nullement: il m'embête franchement! Tu vois que je conserve toujours l'horreur sainte des opinions reçues.
Comme tu le sais, je suis ici en compagnie de Walravens & de Lodewijk De Raet que tu connais, & du jeune Köttlitz Hermann que tu ne connais pas: celui-ci est un brave étudiant en médecine qui a passé par deux ans d'amphithéâtre — ce qui abêtit & rend passablement crapuleux. Je m'entends assez bien sous le rapport des idées & des goûts avec cet excellent Lodewijk: nous nous rencontrons passablement dans l'amour de la littérature & des Arts. Enfin, c'est toujours un plaisir d'avoir quelqu'un à qui l'on peut parler de choses sensées.
— Je n'ai pas oublié la promesse que je t'ai faite de t'envoyer mon portrait: je me ferai photographier sous peu & je t'expédierai ma balle.
Je ne fais pas encore grand'chose pour le moment: je ne suis pas installé; j'attends toujours ma malle où sont contenus mes chers manuscripts. Je tâcherai de travailler pendant ce mois, tant que je n'ai pas de cours d'université: je ne sais si j'y arriverai; ces premiers temps sont toujours durs; l'adaptation au milieu (style Darwiniste) est chose passablement pénible, surtout pour les êtres nerveux de mon espèce. Ce cher
Gust t'aura sans doute donné déjà des nouvelles de mon voyage: je lui ai fréquemment écrit quand j'étais en Suisse: j'attends aussi sous peu une lettre de lui. Il m'a écrit la dernière fois que la fondation définitive de la Revue de ses rêves
[1] était imminente: je fais tous mes voeux pour que l'entreprise réussisse & je m'apprête à lire & à admirer l'oeuvre en question.
Et toi, mon cher Mane, que fais-tu à présent en ce cher Anvers où plus d'une fois nous avons déambulé de concert, la nuit, & où nous nous sommes promenés au[-]dessus des eaux de ténèbres habitées de vagues falots? J'ai à peine eu le temps de causer avec toi, lorsque tu es venu, la veille de mon départ: en ces moments[-]là on est soucieux de tant de choses, on est préoccupé, agacé par l'incertitude du lendemain, & des mille choses qu'on croyait dire, on ne s'en rapelle aucune. C'est
[6]
pourquoi j'attends de toi une longue & détaillée lettre me disant tes projets littéraires, tes travaux actuels, ce que tu fais, si tu es gai ou triste, amoureux ou non, clair ou sombre: une universelle confession, une liste circonstanciée & méthodique de tes états d'âme.
Et maintenant, bonsoir, cher ami: il se fait tard & je dois interrompre cette conversation ou plutôt ce monologue que je m'imagine to réciter en regardant de temps en temps ton portrait sur ma table & plus encore en me remémorant tes mouvements d'expression alors que nous discutions littérature, philosophie ou même que nous parlions de
Clara.
[2] Je te serre vivement les mains.
Bien à toi,
Jacques
Via Guerrazzi 20 — Bologne.