Bo[logna], [3 Décembre. Sabato]
Mon cher Mane,
Je viens de recevoir ta lettre & je commence dès aujourd'hui à y répondre, tant que je me sens "sous le feu de l'inspiration." Je voudrais combattre certaines de tes idées sur la littérature moderne, l'avenir de la littérature, etc[.] Il me semble que tu embrouilles un peu les choses: les décadents, le satanisme, le pessimisme, et que sais-je encore! Tu sembles me prêter des idées que je n'ai jamais eues: me suis-je peut-être mal expliqué jadis? Enfin, voici: je ne puis comprendre en quoi Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam ne sont pas des génies "robustes". Est-ce parce que Baudelaire a extrait la quintessence des vices sombres de notre époque, parce que Barbey est un catholique, un vieil hidalgo né, on ne sait par quel hasard, au XIXe-siècle, parce que Villiers de l'Isle-Adam a broché sur de mystérieuses trames à la Poe les étrangetés de la métaphysique hégelienne? Est-ce que leur génie ne peut-être pour cela aussi fort, aussi sain, aussi vigoureux que celui d'un artiste de la claire époque grecque par exemple? Ensuite je ne vois pas en quoi l'âme d'Hamlet puisque tu évoques les grands noms est précisément saine et bien équilibrée. Le Werther également me paraît quelque peu malade. L'âme du moyen age flâne en maints endroits du Faust. Les oeuvres de la "Sturm-und Drangperiode" n'étaient guère saines ni même claires souvent. Et quant aux Revenants qui se jouaient à voix étouffée pour mieux impressionner les spectateurs et ont occasionné quelques attaques de nerfs à Berlin, je trouve que c'est là une oeuvre probablement "décadente" si tant est que ce mot ait une signification.
Barbey d'Aurevilly — car c'est à lui sans doute que tu appliques cette épithète de diabolique puisqu'il a écrit un ouvrage de ce nom — tu le connais mal si tu n'as lu de lui
[2]
qu'une oeuvre (
l'Amour impossible).
[1] Certes il aimait le passé, et il y vivait réellement autant qu'on peut y vivre aujourd'hui, parmi la vieille noblesse dictive et certaines races de paysans qui dans leur isolement ont gardé leurs vieilles croyances et leurs vieilles superstitions. Mais il a créé des types d'une grandeur & d'une puissance formidables qui nous semblent posséder le secret d'une force désormais perdue; il a créé des figures angéliques qui le plus pur des religieux, le plus fervent des peintres chrétiens Beato Angelico ne renierait pas. Je te conseille de lire par exemple le "Prêtre marié".
[2] Certes ce n'est pas une oeuvre à recommencer, ni même à imiter: nous ne le saurions pas; nous sommes même inaptes à la comprendre entièrement, à pénétrer d'emblai dans son intimité puisque ce titre le "Prêtre marié", puisque l'alliance de ces deux mots ne nous fait point frémir. Mais en quoi est-elle malsaine? Et si elle est diabolique elle est divine aussi: et ces mots n'ont de valeur que pour qui croit à Dieu et au Diable. Un athée — ou un "idéaliste scientifique" même — ne saurait être diabolique.
Quant aux petits littérateurs qui ramassent les vieilles savates des grands génies, je les déteste autant que tu peux les détester, tous les relâcheurs de formes tous les forgeurs de conventions.
Tu prétends que
"j'abhorre la robustesse". Voilà une affirmation contre laquelle je proteste de toutes mes forces. Est-ce que Flaubert n'est pas "robuste" en tant qu'artiste et même physiquement parlant pour avoir pu supporter les énormes excès de travail qu'il a commis? Il me semble que la poésie de Baudelaire n'est pas mal robuste aussi: est-ce que les sonnets intitulés l'Idéal (Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, etc), le Couvercle (En quelque endroit qu'il aille...), le Gouffre
[3] (Pascal avait son gouffre avec lui se mourant...), pour ne prendre que ceux-là, ne sont pas solides de pensée et d'une ligne très ferme? (Quant à Huysmans — car c'est pour celui-là que j'ai eu un faible — sans atteindre au génie des maîtres susnommés, il me semble souvent singulièrement énergique et je ne puis qu'approuver la phrase féroce,
p[ar exemple], qui termine "Là-Bas":
[4] "Les gosses issus des sales bourgeois de ce temps..... ils feront comme leurs mères, comme leurs pères: ils s'empliront les tripes et se vidangeront l'âme par le bas-ventre."
[3]
Car en dépit de ce qu'on en peut dire je crois très peu aux rénovations, à la santé de l'avenir, etc. Je me fous des écoles, des titres, des théories creuses[.] Je ne crois pas plus à la race teutone qu'à toute autre — si je devais croire à quelqu'une ce serait plutôt la race Slave — je crois à la puissance individuelle de certains hommes, je crois au génie et quand je vois apparaître dans d'épicières Amériques un altier Edgar Poe, surgir dans des Espagnes affaissées, quasi mortes cet étrange Goya, je finis par douter que le génie soit en concordance avec l'ambiance, qu'il voit l'épanouissement suprème d'une race florissante.
Je ne sais si je préfèrerai "l'art de demain à celui d'aujourd'hui", celui d'hier à celui d'avant hier: je préfèrerai celui qui sera le mieux en accord avec mon tempérament personnel, mes aspirations, mes pensées du moment. L'Art est la seule chose qui demeure "sub specie aeterni": celui de demain sera autre que celui d'aujourd'hui: mais il n'est aucune mesure qui nous permette de décider qu'il lui est supérieur.
Quant à la "vie impossible"
[5] puisque tu sembles m'attaquer directement (est-ce une affaire que tu cherches, Monsieur?!) je te répondrai que je n'ai jamais songé à en faire une oeuvre toujours vraie, ni à me traîner sans fin dans cette voie: qu'elle soit vraie 25 ans, 50 ans, dix mois, ou qu'elle ne soit même pas du tout vrai au sens ordinaire du mot, cela m'est bien égal. Je pense qu'une oeuvre est vraie du moment qu'elle a été conçue et qu'elle est la manifestation d'un cerveau pensant. Reste à connaître le plus ou moins d'intérêt qu'on peut porter aux productions de ce cerveau.
Crois bien que je cherche des sujets bien différents de celui que j'ai pris pour mon premier roman (qui reste toujours en souffrance). Et si tu voyais mes projets et mes mots — ou mieux si tu pouvais voir dans ma tête, tu y trouverais tout autre chose que "la complication d'intimes et infinies sensations."
Venerdì 16 Décembre.
Je reprends ma lettre interrompue depuis deux semaines, je l'avoue à ma honte.
Quand tu recevras cette lettre j'aurai quitté Bologne: les cours qui ont commencé le 5 de ce mois se terminent demain déjà et je vais faire un tour d'une quinzaine de jours à Pistoja, Lucques,
[4]
Pise, Livourne, Florence. Je serai sans doute de retour au commencement de l'année prochaine!
[6] Alors je t'écrirai longuement pour te rapporter mes impressions sur l'Art italien que je vais pouvoir étudier sérieusement pour la première fois, car ce ne sont ni le musée de Bologne, ni le musée de Milan qui suffissent à en donner une idée synthétique. Vais-je en voir des oeuvres d'Art! Et quelles journées je vais passer à ce formidable musée des Uffizi & aux trois ou quatre autres qui ont aussi des dimensions qui dépassent de beaucoup celles de nos musées.
[7]
Et je forme déjà de plus vastes projets de voyage: je projette d'aller à Nice au Carnaval en voyant toute la rivière, le Spezzia, Gênes, Monte Carlo, etc Puis peut-être Venise à Pâques.
[8]
Heureusement je n'ai presque pas de cours — 9 heures par semaine — cette année & une seule branche d'examen. Aussi je veux profiter de l'occasion pour voyager abondamment. L'année prochaine je n'aurai plus autant de temps disponible.
—
Gust m'a écrit une grande relation de son voyage en Hollande,
[9] laquelle m'a donné fortement envie d'aller aussi là-bas un jour ou l'autre, afin d'établir en mon esprit un contraste net entre les pays du Nord & ceux du Midi — & je ne sais trop si ce n'est pas aux aspects septentrionaux que je donnerai la préférence.
— Il paraît, d'après ce que me dit Gust, que Van Nu en Straks, même avant son apparition subit une opposition systématique & bête. Ça doit vous réjouir plutôt que vous peiner: cela prouve votre force & la peur de vos ennemis. En tous cas j'attends avec impatience le premier numéro
J'attends toujours aussi ton travail sur Ibsen que tu m'avais promis.
[10]
Je regrette fort de ne pouvoir encore t'annoncer la publication de la "vie impossible".
[11] Mais je n'y ai plus du tout travaillé & avec toute la bonne volonté du monde elle ne pourrait sortir des presses d'un imprimeur quelconque avant quatre ou cinq mois d'ici: Et pourtant j'ai hâte de m'en débarrasser pour commencer autre chose: car notre vie de littérateur est telle: on n'a jamais fini & on claque sans avoir pu réaliser le quart de ce qu'on avait projeté.
[5]
Bien le bonsoir, cher Mane. Je te serre les mains avec effervescence. Fais bien des compliments quend tu le verras à ce cher Louis Franck que je n'ai certes pas oublié.
Bien à toi, ton
Giacomo
P[ost Scriptum] A propos vous pouvez conter 2 abonnés via Guerrazzi 20 pour Van Nu en Straks. Lodewijk De Raet et moi. J'ai oublié de l'écrire à Gust. — Mais Lodewijk désire aussi payer à Bruxelles qu'on ne lui envoie pas de quittance ici: c'est incommode
Giacomo