Bologne, 13 vendredi, janvier 93.
Cher,
Or vers des minuits-évocations fantômatiques ou autres présences éparses en la vision de l'Etre — cheminaient les soirs, écoute, & rien. Seules des récurrences, obscures. Sur le blême papier, où gîsent raturés, des mots — des mots: songe, mon âme, l'écrit, là, indéniable qui se souvient — & cependant visibles à Oeil intime, d'un carnet de notes, contemple la course des dates fuies — plus jamais! hein? l'augural corbeau — fuies estampillées de phénomènes noirs, les mêmes, par la conscience furtivement jalonnant le temps, l'incommensurable, en allées d'or limpide & d'aurores; le fait patent, aussitôt, ce fut: l'identique refrain d'une phrase stricte en sa consonnance obstinée: & telle se répercutent, choc de cellules ou bien sur les lèvres un balbutiement, avec l'incantatoire silence de ce rhytme muet quand même quoique si spontanément resurgé, la constatation à des jours sonnant adéquat du revenir de ta simulée présence — vraisemblable aussi puisque communiquée à la lettre, à la phrase, paroles figées & mises au moule, le Signe — en les frêles feuilles cachetées indifférentes aux profanatoires & mercenaires mains d'un quelconque salarié, mais tiennes — sens-tu tout ce que contient ce mot? — si toujours le délice, pour moi.
— Ce qui signifie en langage moins Mallarméen que je suis joliment inquiet de n'avoir pas encore reçu ta lettre hebdomadaire. La mienne t'est parvenue, j'espère. Est-ce peut-être Van Nu en Straks qui t'absorbe à ce point?
— Mon premier paragraphe t'aura fait comprendre que j'ai reçu & lu
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le Mallarmé publié chez Perrin.
[1] Ouf! quelle lecture! Décidément ce monsieur ne m'enthousiasme guère! Voici bien franchement exprimée l'impression ressentie: 1
º ses premiers vers valent mieux que ses seconds, ses seconds que ses 3
mes & ainsi de suite; 2
º il a trouvé le moyen de dire les choses les plus simples, les plus minces & les plus insignifiants d'une manière si compliquée & si abstruse qu'il peut faire croire aux naïfs qu'il est profond. On se casse la tête pendant une heure pour déchiffrer quelques phrases emmêlées comme des tignasses de juifs & l'on est tout étonné quand on en a saisi le sens (ou qu'on croit l'avoir saisi, car on n'est jamais bien sûr) de constater que ce n'est que ça! Je veux bien la poésie suggestive, celle qui veut être approfondie par le rêve, tout ce qu'on veut, mais la poésie casse-tête, les sonnets rébus, non! Citons des exemples: y a-t-il rien d'aussi mince, d'aussi insignifiant, d'aussi bibelot que les proses intitulées: Le Nénuphar blanc, La Pénultième, Frisson d'hiver. Dans ce dernier pour exprimer "la grâce des choses fanées", il ne trouve rien de mieux que des phrases comme:
"ferme ton vieil almanach allemand, que tu lis avec attention, bien qu'il ait paru il y a plus de cent ans & que les rois qu'il annonce soient tous morts." Quel symbolisme profond! Quelle trouvaille! Est-ce assez enfantin! Tant chercher, tant tortiller ses mots pour ne trouver que ça, &, j'oubliais:
"les toiles d'araignées grelottent au tant: des grandes croisées." Si c'est ça ce qu'il nomme
"ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images, exacte, & qui s'en détache un tiers aspect fusible & clair présenté à la divination!"!! Mince! Quelle logomachie! Ça me fait songer au mot de Göthe:
"Wo Begriffe fehlen, da kommt zur rechten Zeit das Wort.".
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Quant aux machines du goût de "l'Ecclesiastique" & "la Gloire" elles me semblent tout bonnement grotesques. Des phrases comme ceci, souviens-toi: "Un uniforme inattentif m'invitant vers quelque barrière, je remets sans dire mot, au lieu du suborneur nuital, mon billet." Cet "uniforme inattentif" est beau!
J'avoue que la plupart des sonnets restent du volapük pour moi: ne saurais-tu m'envoyer la solution de quelques-uns, celui entre autres commençant par
"Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx" où il est parlé de lampadophore, de ptyx, & autres belles choses semblables? Et pourquoi n'a-t-on pas reproduit en entier le fragment d'Hérodiade qui a paru dans le 2
m Parnasse?
[1] C'est pourtant à peu près ce que le Mallarmé a écrit de mieux. Il y a un passage
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magnifique dans la partie omise qui se termine par ces deux vers (que je cite de mémoire peut-être inexactement)
Les bêtes de ma robe écartant l'indolence
Viennent lècher mes pieds qui calmeraient la mer.
Quant au portrait par Whistler, il ne me dit rien. C'est une vague esquisse qui me permettait assez mal de reconnaître Mallarmé.
Dimanche 15.
Pas encore de lettre de toi! Je deviens tout-à-fait inquiet. C'est peut-être la faute de l'administration des postes.
J'ai été entendre hier Sarah Bernhardt qui est venu donner deux représentations à Bologne, en faisant sa tournée à travers l'Italie. Elle donnait la Dame aux Camélias. C'est son triomphe & elle y est réellement prodigieuse. Je renonce à t'analyser l'impression qu'elle m'a fait: cela se définit-il? Un geste, une attitude, une pose, & sa voix si douloureuse, si lointaine par moments, c'est tout cela à la fois qui saisit & quelque chose de plus encore comme le souffle du génie, aussi peu explicable que lui. On se sent soulevé en quelque sorte, arraché à sa propre vie, on souffre comme elle semble souffrir, car l'impression nerveuse prime peut-être la pure sensation intellectuelle au esthétique: on voudrait l'entendre encore, tout en souhaitant que la pièce finisse car les nerfs trop tendus vibrent trop fort. Je suis sorti de là brisé comme par trop de violence d'émotions, angoissé, étouffant, le coeur comme contracté & rétréci par la souffrance. A de certains moments la salle frissonnait réellement d'admiration & les Italiens fort expansifs poussaient des exclamations d'enthousiasme: Straordinaria! Stupenda!>, etc. On l'a rappelée 4 ou 5 fois après chaque acte. Ce qui émerveille les Italiens c'est son jeu, la réalisation de quelque chose d'exceptionnel; mais ils semblent moins poignés que nous par le drame même, par le sentiment exprimé, par l'élément tragique.
C'est ce que je remarquais l'autre soir encore: j'étais allé entendre la Gargano, une célèbre cantatrice d'ici, dans Lucie de Lammermoor: il y avait une foule compacte & tous ces Italiens se pâmaient réellement quand la chanteuse faisait ses trilles, ses roulades, lançait des notes suraigues: c'était du délire! Et j'étais stupéfié de voir un peuple qui en est encore là en musique! Tu sais l'embêtement que ça nous procure en femmes qui se gargarisent avec de la musique, ont un gosier de canari & chantent des choses aussi pauvre que Lucie de Lammermoor. Car c'est misérable, d'une
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orchestration tellement maigre, tellement nulle! Nous sommes gâtés décidément par Wagner & la musique classique. Je crois bien que Rossini lui-même ne nous serait plus supportable.
— Il fait un froid terrible ici: il a gelé à 12º une des nuits dernières & pendant la journée le thermomètre ne remontait guère au-des-sus de -6º. Hein? Le beau climat de l'Italie, encore une vieille panne romantique! Il a neigé aussi à plusieurs reprises.
Et cependant je médite mon prochain Voyage, plongé dans le Baedeker du Midi de la France que je me suis fait envoyer, un livre qui suggère bien plus de rêveries propices que les vers du Sieur Mallarmé! Il est probable que dans 3 semaines je serai de nouveau en route & j'espère que là-bas sur la Rivière j'aurai un peu moins froid. Voici un petit projet de mon voyage, que j'adapterai aux circonstances naturellement: Bologne — Pistoja — Pise, la Spezia en train. Arrêt
d[ans] cette dernière ville. La Spezia à Sestri-Levante peut-être à pied. Sestri-Levante, Rapallo, Chiavari, Gênes en partie à pied, le reste en train. Arrêt à Gênes, naturellement. Gênes, Sestri-Ponente, Pegli à pied. Pegli, Savone, Oneilles, Port-Maurice,
S[an] Remo en train en faisant quelques arrêts. Idem
S[an] Remo — Vintimille — Menton. Menton à Nice à pied. De Nice j'irais voir probablement Cannes & S
t. Raphaël. — Ensuite au retour: Nice à Puget-Théniers en train. Puget-Théniers à S
t. André à pied. De là en train à Digne, Veynes, Gap, Briançon. De Briançon à Ouls à pied. De là par le chemin de fer à Turin & retour par Plaisance, Reggio, Modène. Il est bien possible que je ne réalise pas cette dernière partie du voyage, car la saison sera froide & assez mauvaise pour faire des lieues à pied à travers les Alpes. De plus c'est faire la moins belle partie du voyage en tout dernier lieu, ce qui est contraire aux lois de la gradation!
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Dimanche-soir
Toujours pas de lettre de toi! Je commence à faire des suppositions si absurdes que je n'oserais te les avouer.
— Je me suis fait envoyer de Bruxelles: l'Education Sentimentale, que je n'avais lue qu'une fois il y a déjà quelque temps & qui m'avait surtout étonné à première lecture. Je suis plongé dedans depuis deux ou trois jours: rien à dire! C'est une oeuvre tout-à-fait unique. Il n'y a là-dedans pas un effet de style, pas un "morceau" pour faire briller l'auteur. Le sentiment de la vie est
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obtenu par petits traits, par courtes touches dont chacune contribue pour sa part à l'impression d'ensemble. Et je crois que plus on approfondit l'oeuvre, plus on doit en admirer la composition. Et cependant la sensation de la vie, du mouvement des existences humaines saisit beaucoup moins que chez Balzac par exemple qui montre ses personnages agissant, parlant, luttant, se caquant, qui vous fait entrer en pleine action. Ici l'on dirait que tous les personnages passent derrière un transparent: ce qu'ils disent on ne l'apprend que par des phrases indirectes de coupe toujours identique, qui deviennent monotones à la longue. Et l'on sent clairement la présence de l'auteur, sa façon de voir à lui: il montre lui-même & chaque trait y concourt la bêtise du monde, les petites passions, les mesquineries, faisant ressortir à l'envi les côtés pitoyables, la nullité des gens & de leur existence. Sans apparaître directement en Scène comme le fait Balzac, on le sent plus contamment là & l'on ne peut oublier sa présence.
C'est une lecture qu'on lâche difficilement en tous cas. Elle me fait joliment négliger la Vie impossible qui marche bien péniblement sans cesse interrompue par l'une ou l'autre chose. Je deviens par moment incommensurément lâche en face de ce manuscript auquel je me remets pour la dixième fois.
— J'ai reçu une lettre d'Hector Denis, superbe. Quel homme, crénom! En a-t-il de la foi dans les idées & de l'élévation dans l'esprit! Et quand on voit des hommes pareils aux prises avec des Groux à l'Université ne pas triompher! C'est à dégoûter les honnêtes gens!
— Si je ne reçois rien de toi demain, je t'expédie quand même mon épitre, coûte que coûte: sauf à t'en réécrire une si c'est nécessaire.
Lundi matin — 11 heures.
Pas de lettre de toi! N'aurais-tu pas reçu la dernière que je t'ai écrite il y a eu samedi 9 jours aussitôt après la réception de la tienne?
Il fait horriblement triste: depuis que je me suis éveillé la neige tombe fine, errée, danse, & fourmille devant ma fenêtre; & le ciel est d'un blanc-grisâtre, sale, hermétique, sans espoir d'éclaircie. Je n'ai de goût à rien: il me faudra tantôt aller m'embêter au cours de
Ciaccio, un vieil idiot qui rabâche éperdûment, revenir déjeuner & retourner entendre de l'ostéologie au
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milieu d'un public de 150 étudiants. Quelle scie! Et pas moyen ici de se calfeutrer convenablement contre un pareil temps: les chambres sont chauffées, mais sans la joie du feu clair; la lampe est triste, charbonne, éclaire mal le soir. De plus avec la nourriture italienne on sort de table l'estomac surchargé mais le corps mal restauré: on digère péniblement; c'est une continuelle fatigue. Il y a des jours où si je ne me retenais je bondirais jusqu'à la gare & je filerais pour n' importe où & probablement pour Bruxelles. J'en rêve à tout moment: je revois avec une netteté de détails étonnants telle chambre où j'ai passé de bonnes heures, chez
Denis par exemple la salle à manger avec les gravures & les reproductions aux murs: un fragment du Jugement dernier de Michel-Ange, la Cène du Vinci. Puis je retrouve
Sofia[4] telle qu'elle était un soir que nous avons causé intimement, les yeux dans les yeux & qu'elle remémorer, moitié railleuse, moitié pensive, ses "souvenirs de jeunesse". Puis encore à ce dîner d'adieu chez moi quand elle me disait que la meilleure manière de mourir c'était de mourir lentement, de s'éteindre peu à peu, de diminuer de jour en jour, afin de pouvoir observer, analyser tout à l'aise ses sensations. Elle me semble de plus en plus un être à part, une étrange et unique figure de femme, tellement supérieure à toutes les passantes, à celles que l'on rencontre, à celles que l'on salue qu'on pourrait la croire d'une autre sexe, d'une autre essence.....
Mais basta! En voilà assez de divagations sentimentales! Ecris-moi vite, car je m'ennuie de n'apercevoir plus ta chère écriture. Allons mon vieil ami, mon frère, De profundis ad te clamavi. Κύρίε ἐλεῖσον!
Bien à toi, la cordiale poignée de mains de ton
Giacomo