Bologne, Samedi 28 Janvier 1893.
Cher frère,
Je ne sais si c'est de Bologne ou de Nice que cette lettre partira vers toi. — Je la commence dès aujourd'hui, me trouvant en bonne disposition de causer avec toi. J'ai convenablement pioché, ce jour: j'ai travaillé 7 heures à la Vie impossible, écrit une page et demie & revu deux autres pages. Si je vais toujours aussi vite que ce mois-ci je n'aurai pas terminé ma révision avant 6 mois! C'est ennuyeux peut-être, mais d'un autre côté je n'en suis point mécontent: quand on a de l'ouvrage qui vous talonne, on bloque vigoureusement, & c'est encore là le meilleur passe-temps, surtout quand on se trouve dans un milieu souvent ennuyeux! D'ici à mon départ — dans quatre jours — je ne bougerai quasi plus de mon trou: je me suis déterminé une tâche: il faut que je la remplisse: que j'arrive à la page 25 du manuscript, c'est-à-dire à la fin du premier chapitre. Si tu veux lire le commencement du premier chapitre, tel que je l'ai modifié, je l'ai transcrit dans la dernière lettre que j'ai écrite à Georges. A l'occasion je t'enverrai aussi des tranches de chapitre, si cela peut te faire plaisir. A ce propos un renseignement dont j'aurais grand besoin. Est-ce que les créateurs du type "la grisette" sont bien Murger, Béranger & Gavarni; peut-on appeler la grisette "leur fille"?
— Je me suis fait expédier dernièrement le Chevalier des Touches de Barbey (édit[.] Guillaume & Lemerre). C'est toujours le même vieil aristocrate & la scène se déroule dans son habituel monde de noblesse déchue restée fidèle quand même à ses principes (d'autres disent: ses préjugés). J'ai assez bien compris en lisant attentivement l'oeuvre,
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le peu d'admiration de Flaubert pour Barbey. Flaubert l'homme du style exact, précis, de l'expression absolument adéquat à la pensée, si sévère sur la question de forme, devait peu estimer le style contourné de Barbey, "sa langue d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées" comme dit justement Huysmans; car à tout moment Barbey se sert d'expressions d'un mauvais goût indiscutable qui vaut même jusqu'au calembour. Je ne te les citerai pas, parce que je n'ai pas le texte sous les yeux pour le moment.
Je me suis fait aussi envoyer Par les Champs & par les Grèves & Bouvard & Pécuchet: je vais me mettre à relire celui-ci que je n'ai du reste jamais lu en entier.
— Les fêtes du Carnaval commencent ici: ce soir avait lieu l'ouverture de deux grandes arènes, espèces de foires, de salles de danse, que sais-je. Je m'en fiche du reste, ce qu'on fait à Bologne étant peu intéressant & peu luxueux: j'ai mieux que ça à voir!
— J'ai entendu hier l'Onore de Sudermann, beaucoup mieux joué que je ne m'y attendais. La pièce est intéressante, bien que pas entièrement dégagée des vieux moyens, ce me semble. Je dis "ce me semble" parce que grâce à cette bienheureuse langue italienne bien des détails m'ont échappé — L'acteur principal entre deux actes a dit une pièce de Guy de Maupassant, L'Epitafia, tu la connais sans doute?
Lundi 30.
Je viens de terminer le remaniement du ch[apitre] I de la Vie impossible & je me suis relu tout ce chapitre dans son état définitif: je le trouve ennuyeux! C'est ma première impression. Ensuite on sent par endroits le travail de seconde main, on voit des replâtrages, & perce aussi l'influence de mes dernières lectures: du Flaubert de l'Education sentimentale. Je ne suis pas content du résultat, mais j'ai quand même bien bloqué: ça me console. J'ai passé d'interminables soirées à tourner dans ma chambre, à m'étendre sur mon lit à la recherche de quelque épithète, d'une tournure de phrase, d'un trait de couleur[.]
Quand je reviendrai de voyage je compte m'y remettre & même travailler davantage. En route je pourrai réfléchir à l'aise, comme je serai toujours seul[,] personne ne m'empêchera de rêver. Je pourrai déjà me payer ce plaisir[-]là durant le trajet d'ici à Nice. Imagine-toi qu'on
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met 19 heures pour aller d'ici à Nice & que je dois changer 3 fois de train: une fois à Pistoja à 6 heures, puis à Pise à 11 heures, & à Gênes à 3 heures du matin! Mince! Je suis capable d'arriver fourbu à Nice & de ne plus voir grand'chose du Carnaval ce jour[-]là!
— Je suis passablement fatiqué aujourd'hui. J'ai passé tout mon après-midi à lire une nouvelle revue italienne, de littérature, de critique, de sciences politiques, etc: la Nuova Rassegna. Cette fois il y a des choses vraiment intéressantes: entre autres une belle étude de Vittorio Pica sur Maurice Barrès. As-tu peut-être lu le dernier livre de celui-ci: l'Ennemi des Lois? Parcouru aussi un article sur la graphologie: & en revoyant tes lettres & en appliquant les principes que j'avais lus j'ai reconnu que tu étais "d'un caractère romanesque ou au moins caractérisé par une grande faculté imaginative", puis "passionné", enfin "une nature calme"... Arrange ça ensemble! Pour De Bom, il n'y avait qu'un indice clair: "oubli de soi-même & par suite pouvoir de se faire aimer."!!
A ce propos j'ai écrit aujourd'hui à ce cher Mane, à qui je n'avais pas encore donné de mes nouvelles depuis mon retour de Florence — Ainsi voilà toute ma correspondance terminée & je suis à peu près "reisefertig".
— J'ai "dévoré" cette fois Bouvard & Pécuchet. Quelle oeuvre déroutante! Mais je ne t'en parlerai pas aujourd'hui. Je gange mal à la tête & mon lit m'appelle. Il est une heure du matin & l'on n'entend d'autre bruit que tous les quarts d'heure la grosse horloge qui sonne violemment dans le corridor & un lointain clocher qui lui répond. Que fais-tu bien en ce moment? Dors-tu prosaïquement, ou travailles-tu, ou t'ébranles-tu les moelles en compagnie d'un exemplaire du sexe féminin? — Allons, bonsoir; je vais m'étendre & lire quelques pages de "Par les Champs & par les Grèves"[.]
Samedi 4 février. Encore — ou plutôt de nouveau a Bologne,
Mon dernier voyage n'avait servi à constater les inconvénients des voyages à plusieurs: celui-ci m'aura servi, mais plus douloureusement, à me rendre compte de ceux de voyager seul. Je suis allé à Nice & j'en suis revenu, juste le temps d'aller y chercher ta lettre poste-restante. Mon séjour là-bas qui n'a guère été que de 24 heures a été peu agréablement occupé par une fièvre qui ne m'a lâché que quand je me suis senti bien décidément sur le chemin de Bologne.
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Au reste voici les faits dans toute leur bêtise & tout leur ennui. Je pars mercredi à 3½ heure par un temps brumeux & froid. J'arrive à Pistoja dans la pluie & le brouillard. Là je mange assez mal. De Pistoja à Pise un train lent me traîne interminablement. Cependant le temps se rassérène: à Pise la lune brillait & au delà vers Gênes le ciel était tout à fait pur: il y a des échappées de mer qui sont superbes: le train passe tout près des flots: on les voit entre de grands rochers noirs se précipiter, écumer & rejaillir en gerbes de poussière d'eau. Des reflets de lune se jouent sur les vagues: on dirait par instants que des poissons aux écailles argentées font miroiter leurs dos. A d'autres instants passent des traînées de feu comme des phosphorescences.
A Gênes il est 3½ h du matin. Je n'ai pas dormi & ne dors guère davantage ensuite: on voit passer des rues ascendantes, des villas endormies vivement éclairées qui projettent derrière elles de grandes ombres opaques. Vers 6 heures l'aube paraît. Ce n'est d'abord qu'une indécise clarté blanche, là-bas en arrière du train; puis une vapeur rouge apparaît au bord de l'horizon sur la mer, exactement comme une grande bande de teinture d'iode. La mer bleuit, devient d'un bleu très clair, métallique. Le ciel aussi s'éclaire: le jaune domine dans le rouge, puis une zône intermédiaire verte y succède, puis le bleu.
De l'autre côté les montagnes sont violacées d'une teinte très fine & très douce. Le soleil paraît, la mer scintille, flamboie. On arrive à Oneille, à Porto-Maurizio qui semblent dans leur blancheur éclatante des villes orientales. Les montagnes sont couvertes d'oliviers; des palmiers jaillissent de pleine terre; des agaves étendent leurs feuilles raides armées de pointes; des cactus verts s'érigent dont les bouts rouges évoquent l'idée de bouts de membre en érection. Les citronniers & les orangers sont couverts de fruits.
J'arrive à Vintimille avec une heure de retard: je mange là; mais je suis éreinté, je digère mal —
Le temps est superbe, estival tout à fait: il fait réellement chaud[.]
Le rapide Paris-Lyon-Méditerranée me conduit à Nice: toute cette contrée est superbe & d'un élégance rare: on ne voit que casinos, hôtels. Le train est plein de femmes d'un chic épatant.
Je débarque à Nice: une ville étourdissante, animée, mouvementée, ensoleillée. Je me mets à la recherche d'un logis: là les embêtements commencent: les hôteliers ne veulent pas admettre qu'on ne prenne chez eux
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que la chambre sans les repas: il faut prendre la pension. Et quels prix! Je finis par en trouver un, un hôtel restaurant, où on paye la pension aussi, mais où on peut manger à l'heure qu'on veut, deux fois par jour seulement: 7 fr. par jour sans le service: mais on est médiocrement logé: la chambre est petite, mal située, peu propre. Tout cela m'énerve & la fièvre commençante s'augmente. Je vais à la poste, ne trouve de lettres de personne; je vais me promener, parcours la promenade des Anglais, le long de la mer: il fait splendide: la mer est toute bleue, d'une teinte un peu monotone par exemple. — Il y a foule: imagine-toi la digue d'Ostende avec dix fois plus de monde, des équipages roulant sans cesse, des palmiers, assez maigres ceux-ci, des concerts en plein air, etc[.] Le soleil vous tape dru sur le caisson. Je vais boire un verre de Munich à une espèce de brasserie allemande; mais au moment où je vais l'ingurgiter, je m'aperçois en tâtant mes poches que j'ai perdu mon calepin où se trouvent entre autres choses précieuses ma carte d'étudiant de Bologne, toutes sortes de notes & de souvenirs importants, des timbres & que sais-je encore? Je réfléchis que c'est en donnant ma carte de visite à la poste que je l'ai ouvert: j'aurai peut-être oublié de le reprendre. J'y cours: l'employé n'avait rien vu, rien trouvé. Il est probable qu'un Monsieur indélicat me l'aura fait croyant y trouver des sous. Cela m'achève; je vais dîner tristement; je mange très mal, je bois un sale petit vin. Je me sens immensément seul dans cette ville étrangère où je ne connais personne. Bref tu devines ce que peut se ronger un être nerveux dans ces conditions. Le soir était le début du carnaval: grand cortège aux lumières, chars, musiques: je me promène pour voir ça, éreinté, brisé, m'asseyant sur tous les bancs. Le cortège n'était pas très brillant: il ne valait pas mieux que nos anciens cortèges de la mi-carême: seulement beaucoup de lumières, feux de Bengale & autres accessoires. — Je vais me coucher vers dix heures; je dors mal; je me réveille avec plus de fièvre que jamais: je n'ai plus que deux idées: quitter ma gargote d'hôtel & quitter Nice. Je tente un nouvel effort: je vais chez un pharmacien, je prends de l'antipyrine sans parvenir à couper la fièvre. Il est midi: je mange tant bien que mal. J'erre encore discutant avec moi-même le pour & le contre de mon départ. Et comme je sens très bien que si je reste il faudra payer très cher pour être convenablement installé; de plus que quand on est seul si on n'est pas très bien portant on n'est plus capable de rien voir & de rien admirer & on ressasse ses douleurs intérieurs, je me décide à
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envoyer un télégramme ici & à revenir ce matin à Bologne où je rentre éreinté, mais beaucoup mieux déjà grâce à la certitude d'être bien soigné & d'avoir autour de moi des gens connus. Car tout cela, comme tu l'auras bien saisi, était surtout affaire d'imagination, maladie nerveuse.
Résultat: une grande somme d'argent dépensée en pure perte; moi embêté, abruti, spleenétique, bon à aller me coucher & à dormir. Telle est la Vie! Un dilemme: ou bien aller avec des gens qui vous embêtent & ne voir les choses qu'à demi; ou bien aller seul, se trouver malade, être mort d'inquiétude & ne voir pas beaucoup mieux. Le dilemme n'en est pas tout à fait un, puisqu'il y a une troisième alternative: aller avec un zig de ta sorte. Mais malheureusement les "zigs" sont loin & sont dans la dèche. Misère!
— J'ai pu encore prendre ta lettre à Nice, ainsi que celle de mes parents. Je n'ai pas grand'chose à répondre à tout ce que tu me dis d'intéressant. Merci pour ta réponse à propos de l'expression: "mains infirmières": c'était celle que je m'étais faite aussi. Je tâcherai de trouver quelque chose de mieux quand je me remettrai à travailler à la "Vie impossible" pour ne pas m'apercevoir qu'elle l'est en effet, impossible!
Bien à toi, Gust de mon coeur: je m'excuse bien de te priver par mon retour subit de deux ou trois lettres qui eussent été plus intéressantes que celles que je pourrai t'écrire maintenant.
Poignées de mains, vieux
Giacomo
P[ost Scriptum] Pardon du papier horriblement froissé de cette lettre: elle a séjourné dans ma poche pendant tout le voyage[.]