Bologna, mercredi 8 Mars 1893.
Reçu ce matin ton épistole, cher vieux, & je te remercie bien vivement des renseignements divers que tu m'envoies: ils me seront très utiles & me donnent bien l'atmosphère du temps.
[1] Surtout pour la période romantique je crois la saisir assez bien: nous avons tous été passablement romantiques & néo-romantiques vers seize, dix-sept ans. Je me rappelle des passages de
Gautier, de Pétrus Borel, etc. C'est
Gautier qui raconte (Histoire du Romantisme) qu'un jour dans un bal, ils avaient amené une jeune femme légère, laquelle à un moment donné s'était débarrassée de son manteau & avait dansé toute nue un pas de caractère, protégée par un triple cercle d'étudiants, de rapins, etc. contre la colère des "municipaux." Et te souviens-tu de cette hirsute, bavante & volcanique préface de Pétrus Borel à ses "Rapsodies"?
[2] Puis j'ai encore bien mon
de Banville dans la tête: tous les noms de célébrités de la danse que tu me cites, je les ai retrouvés comme de vieilles connaissances, retrouvant en même temps les rimes funambulesques
[3] qui leur servaient de coup de grosse caisse préparatoire. Je me suis rappelé
"... La cuirasse d'or
de Mogador."
"Et ce joli poupon
"Rose Pompon"
puis
".... Pomaré, reine de la folie
"Qui chante: un général de l'armée d'Italie."
A cette dernière
Banville a fait toute une biographie dans les notes de ses odes funambulesques
[4] & Heine lui a consacré dans le Romanzero une longue poésie dont tu te souviens sans doute
[2]
Zweimal in der Woche zeigt sie
Oeffentlich sich ihrem Volke
In dem Garten Mabill, tanzt
Dort den Cancan, auch die Polke.
Sie tanzt. Derselbe Tanz ist das
Den einst die Tochter Herodias'
Getanzt vor dem Judenkönig Herodes
Ihr Auge sprüht wie Blitze des Todes., etc.
La fin est d'une ironie mélancolique qui fait mal. Le pauvre enterrement où il ne vient que le friseur & le chien suivre le corbillard. Et le chien qui fiche le camp à la porte de l'église & va chercher un emploi chez Rose Pompon!...
[5]
Je fais trève à cette pétarade de fusées romantiques qui me jaillissent de la mémoire pour te dire que je travaille toujours bien péniblement au 2
º chapitre de la Vie impossible.
[6] Je n'en suis pas content du tout: je sens, ce qui m'embête, que je ne possède pas encore suffisamment la langue. Je devrai encore piocher bien des années avant de produire une oeuvre qui tienne debout
[,] qui soit
une & qui ne présente pas des trous trop visibles. Celle-ci sera inévitablement formée de quelques bons
morceaux cousus tant bien que mal avec des transitions pitoyables, des pages ternes & endormantes. Et même en recopiant hier (à ton intention) les deux, trois premières pages du chapitre I, celles dont j'étais le plus content, j'ai trouvé toutes sortes de tournures de phrases détestables, des adjectifs mal employés, dix maladresses semblables que je n'avais plus le courage de corriger. Enfin! ça ira comme ça pourra, mais il faut que j'en finisse: je veux donner à l'ouvrage la forme la meilleure que je suis capable de lui donner: s'il y manque beaucoup de choses, c'est qu'il m'en manque à moi beaucoup encore.
— J'interromps ma lettre jusqu'à tantôt: il y a plus d'une chose dont je veux encore bavarder avec toi.
— Je reprends. J'ai été voir ce matin à la cathédrale (San Pietro) une messe solennelle célébrée à la mémoire d'un cardinal archevêque de Bologne, Battaglini. Que c'est pauvre & triste! D'abord l'église est une de ces églises surchargées d'ornements, de dorures, de peintures, avec des colonnes corinthiennes & un méli-mélo de tous les
[3]
styles: c'est lourd & sent la camelote comme un théâtre. Et les infects draps noirs bordés de galons argentés ou dorés dont on tend tout cela sont d'un mauvais goût suprême. Il y avait des places réservées pour accentuer la ressemblance avec le théâtre. Là-dedans un va & vient continu de peuple, des femmes montant sur les chaises, des ouvriers portant leurs marmots sur leurs épaules. On sentait des odeurs mêlées d'oranges écorcées & de pieds suants. Beaucoup de cierges se déroulant de la nef au choeur comme un lointain cortège aux flambeaux; trop peu de musique. L'impression religieuse, nulle. J'ai fini par regarder les femmes qui étaient là & par admirer les formes amples & rebondies des petites "sartine".
— Il fait toujours un bougre de beau temps et une chaleur boeuf, oui monsieur!
18 degrés cette après-midi à l'ombre, & toujours le "beau ciel d'Italie" qui commence à me sembler joliment monotone & rengaine. J'ai trouvé une bonne phrase pour le décrire:
"on croirait une couche uniforme d'azur soigneusement étendue par un peintre méticuleux." Voilà qui est tapé, qui me satisfait, qui me semble suggestif ....
"Pour ça, ça est ça" comme disait une ancienne servante de chez moi. Pas de nuance dans le ciel ... C'est Verlaine qui ne serait pas content lui qui veut
"jamais la couleur, toujours la nuance"[.][7]
Ceci est une transition habile pour en venir à ce que tu me dis de Verlaine. Il me semble que tu t'emballes à son propos & tu vas jusqu'à t'écrier: "je voudrais récupérer la sainte simplicité des artistes d'autrefois". Je ne le crois pas désirable ni même possible: nous sommes complexes, notre temps l'est, nous avons un champ d'étude énormément multiple dès notre enfance: pour être simples il faudrait avoir la foi, & nous ne croyons pas, nous ne pouvons pas croire dès que nous analysons, dès que nous disséquons (la brutalité de ce terme me plaît!). A moins d'être sourd & aveugle de naissance il faut renoncer aujourd'hui à être simple. Et en somme si Verlaine est simple relativement à d'autres artistes contemporains il est joliment plus complexe que Villon, & s'ils sont de la même famille, on voit bien que Verlaine est un arrière
[-]petit
[-] fils: on sent la différence des temps. Compare, par exemple, les pièces en l'honneur de la Vierge chez l'un & l'autre; dans le grand Testament la Ballade "Dame du ciel, régente terrienne"etc
[8] est
[4]
bien caractéristique: le poète y procède par images simples & naïves. Ces vers à la 3
º str[ophe] sont surtout frappants
"Au monstier voy dont suis parroissienne
"Paradis painct, où sont harpes & luz,
"Et ung enfer où damnez sont boullus:
"L'ung me faict paour, l'autre joye & liesse".
De même "Le Dit de la naissance Marie"
[9] est une sorte de litanie, empruntant les termes lithurgiques presque sans développement. — Chez Verlaine (Sagesse 2
º partie II.
Je ne veux plus...) c'est l'analyse intime, l'état d'âme qui domine. Ces vers:
Et comme j'étais faible & bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins
[10]
ce ne serait certes pas Villon qui les aurait trouvés — différence de langue mise à part
[.] La poésie de Verlaine est d'un doigté autrement subtil, autrement complexe que celle de Villon. Des sonnets comme celui qui commence par
"L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable" le prouvent suffisamment.
[11]
Ne regrettons pas d'être quelque peu orgueilleux: c'est cela seul qui nous soutient. Je ne parle pas de l'orgueil vain qui se montre, qui s'exhibe: ce n'est déjà plus de l'orgueil, car c'est reconnaître au monde une valeur quelconque que de s'occuper de lui. Je ne comprendrais guère l'orgueil s'attachant à une chose accomplie, cet orgueil rétrospectif & sans but: ce dont nous devons être orgueilleux c'est de ce que nous avons en tête, de l'oeuvre que nous rêvons & qui n'est pas réalisée: l'orgeuil nous poussera à accomplir cette oeuvre.
— Je n'ai rien lu de Ballanche, ni non plus d'Hennequin. Je me ferai envoyer les volumes de celui-ci dont tu me parles.
J'ai repris le Faust de Göthe, que Lodewijk a eu la bonne idée de prendre avec lui à Bologne. C'est prodigieux: j'en suis encore à la période où cela produit l'effet d'un grand éblouissement: il faudra qu'en rentrant à Bruxelles je l'étudie en détail avec tous les documents nécessaires.
— Autre guitare: que devient ce cher Mane de Bom? il y a, me semble-t-il, près d'un mois & demi que je lui ai écrit & je n'en ai pas encore eu de réponse. Qu'est-ce que cela veut dire, lui qui me répondait au commencement poste pour poste?
[5]
Jeudi 9 Mars.
J'ai reçu ce matin une lettre de chez moi qui m'annonce que mes parents vont venir me rejoindre probablement à Venise pendant les vacances de Pâques.
[12] Ce qui m'a réjoui considérablement: je vais revoir au moins quelqu'un d'aimé. Et après cela il ne me restera plus guère que deux mois avant mon retour avant l'heure où nous pourrons nous retrouver. J'y rêve toujours!
Mon frère m'a parlé, dans sa lettre, de Verlaine dont il a fait la connaissance: & ce n'est pas tout à fait dans les mêmes termes que toi, Diable! Il n'a pas été précisément enchanté à la vue du poète.... Enfin! je préfère pour ma part ne le connaître que par ses oeuvres & il [est] certain que Sagesse restera pour moi un livre admirable dans lequel je me replongerai souvent encore.
— La Vie impossible avance très lentement. Je t'expédierai le chapitre I quand j'aurai achevé de le recopier (ce ne sera probablement pas avant une semaine d'ici). Tu garderas cette copie chez toi: inutile de me la renvoyer: tu n'as qu'à m'envoyer par lettre tes observations en m'indiquant simplement les premiers mots des passages qu'elles concernent: comme j'ai ici le manuscrit il me sera aisé de le retrouver, & nous éviterons ainsi des frais de timbres inutiles & le risque plus grave que le papier ne soit gâté ou perdu par les intelligentes postes italiennes.
— Je n'ai plus rien à te dire d'intéressant si ce n'est qu'il fait de plus en plus chaud & que les vacances de Pâques commencent samedi en huit & dureront trois semaines[.]
Sur ce, cher frère, je te serre bien cordialement les deux chères pattes. Vale!
Bien à toi
Giacomo