Bologna, Giovedi 27 Aprile.
Fratello Mio,
J'ai reçu ce matin ta lettre qui m'a rassuré sur ton sort & m'a appris que ta lettre de la semaine dernière s'était égarée en chemin comme bien je le pensais. L'oubli ne venait pas d'ici: du reste on nous remet toujours les lettres aussitôt qu'elles arrivent. Je me suis empressé d'aller voir au bureau de poste si par hasard la lettre ne s'était pas égarée dans les bureaux. Mais comme je m'y attendais on m'a dit que l'on n'en pouvait rien, que cela s'était sûrement perdu "à l'étranger". Que veux-tu faire, l'administration des postes n'étant pas responsable dans le cas présent? Informe-toi si tu veux à Bruxelles, mais je crois que ce sera inutile. En tous cas c'est bien désagréable, mais il faut s'y attendre en dépit de tous les "progrès de la civilisation." Alfred a déjà eu deux ou trois fois cette mauvaise farce.
Je suis bien triste de tous les ennuis que t'occasionne ta Revue. Je n'essayerai pas de te consoler: ces maux-là sont inhérents à l'entreprise même. On s'enthousiasme, on croit pouvoir faire oeuvre d'art & on se trouve embêté malgré soi dans un tas de mesquines questions pratiques & commerciales. Ces cent francs que
de Bom t'envoyait & qui ont été perdus,
[1] voilà l'un de ces tracas bêtes que vous expédie le hasard. Mais aussi pourquoi
Mane n'assurait-il pas une lettre dans laquelle il y avait de l'argent? — C'est dommage que je ne puisse pas accourir à Bruxelles pour te consoler un peu: j'en ai encore ici pour au moins 7 semaines, ce qui n'est plus trop en somme.
[2]
J'ai écrit aujourd'hui chez moi pour qu'on solde mon abonnement à Van Nu en Straks. De Raet m'a promis d'en faire autant, mais.... ne t'y fie pas trop. Il veut faire des difficultés pour payer 12.50 fr. sous prétexte qu'il sera 4 mois de l'année à Bruxelles: tu es averti. Du reste tu auras bientôt le dit Lodewijk à portée de ta patte. Dès le 22 ou le 23 mai il sera de retour à Bruxelles.
— Ce que tu me dis des sonnets de José Maria de Hérédia
[2] ne m'étonne point & est aussi l'impression que j'ai ressentie en lisant nombre de ses sonnets dans la légende du Parnasse de
Mendès, dans les deux Parnasses parus chez Lemerre, A., dans
la Revue des deux Mondes... même dans le supplément de la Lanterne!! enfin dernièrement dans la Nuova Rassegna.
[3] De la Sonorité pour la Sonorité — comme l'Art pour l'Art —.
— J'ai bien saisi la distance qui sépare ton Van Geluk de Heimwee , que tu me fais remarquer. Tes vues sur la littérature à venir sont peut-être justes. Je ne saurais guère t'y répondre: cela reste encore très dubitatif pour moi. La plus curieuse opinion que j'ai lue à cet égard est celle qu'émet Emile Hennequin dans son étude sur Poe; à savoir que le littérateur futur serait un homme qui inspirerait la terreur à froid, qui connaissant l'âme des gens à qui il s'adresse la ferait vibrer sûrement, par calcul, sans en rien éprouver lui-même, un esprit raisonnant, absolument détaché en somme du reste de l'être, objectivé & ne s'épanouissant plus en confidences. — Et moi qui prétendais jadis en manière de plaisanterie que la poésie serait régénérée par les mathématiques. Ce n'était peut-être pas si faux au fond!
— Depuis quelques jours j'ai parfaitement compris la vie des lazzaroni. Il y a eu toutes les après-midi au moins vingt-cinq degrés à l'ombre. Et tu ne t'imagines pas la température d'étuve qu'il fait sous les arcades. Voici comment se passent ces journées[-]là. Le matin je me lève vers huit ou neuf heures somnolent, baillant, endormi. Je vais faire une promenade d'une heure[,] puis je me mets à étudier de l'anatomie comparée: je flâne, ça m'ennuie: j'attends avec impatience le déjeuner. A onze heures & demie ou midi, je déjeune. Après le déjeuner on bavarde, on fume une sèche, on joue une partie de cartes (ce fléau est entré au collège!); je rentre dans ma chambre & alors le supplice commence: on est pris d'une invincible somnolence, pas moyen de travailler, à peine de
[3]
lire. Si je sors c'est pis: après une demi heure je suis éreinté. Si je vais au cours, même envie de dormir, même digestion pénible. Je me traîne ainsi jusqu'au dîner où je bois solidement pour me remettre. Ce n'est en somme qu'à neuf heures du soir que je puis songer à faire quoi que ce soit. Dans ces conditions tu comprends que le travail avance peu & que la V[ie impossible] traîne déplorablement. La véritable vie dans ces pays est de manger à peine & de dormir toute la journée & idem toute la nuit. Les lazzaroni la comprennent comme il faut!
En fait de lectures intéressantes, j'ai presque terminé le Ultimo Lettere di Jacopo Ortis de Foscolo. Je crois t'avoir dit que le sujet est analogue à celui de Werther.
[4] C'est peut-être jusqu'ici le livre italien qui m'a le plus satisfait: la langue me semble très belle, autant que j'en peux juger; il y a des pages magnifiques comme expression de douleur & de désespérance. Je ne t'en parle pas en détail. Tu liras cela toi-même à mon retour.
Les écrivains italiens me semblent très descriptifs en général. C'est ce que je viens encore de constater dans le livre de Gabriele d'Annunzio les "Elegie romane" (tout à fait le même titre que dans Göthe) que j'ai acheté récemment. Je n'ai encore fait qu'en commencer la lecture, laquelle est assez difficile, à cause de certains passages d'un symbolo passablement obscur. C'est en somme plus fermement écrit que ce qu'on trouve en général ici. Mais les descriptions sont surchargées, les comparaisons, les métaphores s'écrasent; cela semble souvent trop péniblement cherché. Je te transcris toujours une pièce qui te donnera la note générale. Tu me diras ce que tu en penses. Cela s'intitule: Sera su i colli d'Alba.
Tout le livre me semble le développement d'un amour.
Voici:
Oh, su la terra albana, bontà de la pioggia recente!
Grande è la sera, accoglie grandi respiri il cielo,
Umido il ciel s'inarca sul piano a cui s'abbandona
lento il declivio. Ride l'ultime nubi in fuga,
L'ultime nubi, trame leggère che passa la luna
èsile trascorrendo come una spola (navette) d'oro.
Compie l'aerea spola un'opra silente. Nel folto (dense)
celasi; risfavilla di tra le fila rare.
[4]
Muta la segue in alto la donna pensosa con occhi
puri, che guardan oltre: - oltre la vita, in vano!
Quale desio la tiene? Qual nuovo pensiero, qual sogno
su dal pallor notturno de la sua fronte sale?
Tenue Luna, o amanti dolcissima d'Eudimione;
cielo di perla effuso, pallido men di lei;
cielo che spandi al piano una neve impalpabile (come
placidamente cade sopra la arboree cime!);
tu, mar Tirreno, o letto remoto del Giorno (per l'aria
fanno gli odor terrestri altro invisibil mare);
Espero, e tu, o lungi ridente pupilla; e voi, larghi
paschi ove grandeggiando sazio (rassasié) s'attarda il bue;
torme d'olivi, e voi con braccia protese a la sera,
bianche nel bianco lume, religiose; e voi
tutte, apparenze de la divina Bellezza ne'puri
occhi, non mi rapite l'anima sua; ma fate,
s'io v'adorai, ma fate che l'anima sua forse stanca
volgasi a me, piangendo, con infinito amore.
Voici une courte pièce d'assez curieuse impression: Il Meriggio (l'heure de midi).
Era un silenzio orrendo, lugùbre: Il piu cupo (profond) che in terra
sia stato mai. Le tombe tutte pareano aperte,
sotto quei cieli. Nulla viveva. Nessuna apparenza
era terrestre, in quella luce infinita eguale.
Entro la sua gran chiostra di boschi il lago raggiava (rayonnait)
sacro, aspettando la promessa vittima.
Ben eri tu, o Sole, a mezzo dei cieli alto, quando
io la promisi! Tutto era silenzio.
Le tout étant d'une lecture assez fatigante je ne puis pas te parler encore d'impression générale.
A plus tard donc les suites de mes considérations sur la littérature italienne moderne, laquelle commence à me décourager!
[5]
— Quoi de neuf à Bruxelles?
Mon frère me parle d'une troupe allemande qui est venue donner des représentations, entre autres de Heimat de
Südermann.
[5] Connais-tu la pièce? Elle me semble intéressante d'après du moins ce que
Georges m'en dit.
J'ai été promener ce matin à la campagne: le soleil s'était enfin voilé & j'ai pu sortir de Bologne. L'air était chaud, pesant, immobile, avec des vapeurs basses qui descendaient sur les montagnes. Il fait tout-à-fait estival. C'est partout un merveilleux entrelacement de fleurs parmi les branches vertes. J'en devenais presque idyllique & j'ai écouté avec délices "le doux gazouillis des oiseaux" qui est une bien curieuse trame de cris discordants. Comme le véritable printemps est différent de toutes les sottes descriptions qu'on nous en fait lire dans les athénées & autres lieux innomables. Rien à dire, nous avons redécouvert la nature dans ce siècle.
— Bologne a chaud & boit des bibite gazose dans tous les édicules qui semblent être sortis des pavés dès que la chaleur est venue. On fêtera ici également le 1er mai. Les bons bourgois ont peur, bien qu'il n'y ait pas le moindre désordre à craindre. En dehors de cela peu d'évènements: on va donner prochainement i Pagliacci opéra de Leoncavallo[,] un émule de Mascagni — & il y a au Brunetti une actrice napolitaine qui chante très mal mais qui est une superbe femme. Voilà à quoi se réduisent les spectacles intellectuels de Bologne.
Là-dessus, vieux zig, je te serre cordialement les pattes et vais me coucher très paresseusement. Il est onze heures & j'ai passé ma journée à écrire des lettres. Je vais à présent dormir sur mes lauriers. J'espère bien que nulle de nos épistoles ne se perdra plus en route. Bonsoir, je t'embrasse fraternellement.
Ton
Giacomo