Lundi 8 Mai — Bologne.
Carissimo,
Je m'aperçois décidément qu'il est dangereux de lire trop de Baudelaire, de Flaubert, de Villiers, etc[.] Les oeuvres qui ne sont pas tout à fait exceptionnelles, étranges ou superbes finissent par ne plus paraître supportables. J'ai éprouvé cela en lisant des poésies de Pol de Mont: Loreley. Je m'y serais peut-être complu il y a un an ou deux. Ajourd'hui elles m'ennuient sincèrement ces petites poésies amoureuses de psychologie trop simple où l'on retrouve l'influence de Heine, sans la note aiguë, âpre — & douloureuse — de celui-ci.
J'ai lu du Fourier également: cela est — dans sa folie — infiniment curieux & requérant: le désordre & l'imagination de cet esprit attirent & le débordement même de l'absurde qui s'y précipite à grands flots achève d'en faire une lecture bizarre & sapide. Je t'en reparlerai à l'occasion.
J'éprouve beaucoup de lassitude à l'endroit de la littérature italienne: pas une oeuvre ne m'a vraiment saisi, vraiment empoigné. Leurs deux plus grands écrivains de ce siècle:
Leopardi & Foscolo ne nous apparaissent que comme des étoiles de 2
de grandeur. Quant à
Manzoni il y a 6 mois que j'ai commencé ses "fiancés" & je ne suis pas encore à la moitié du livre. Et dans les écrivains des siècles antérieurs, espérerais-je trouver quelque chose qui s'adapte à notre esprit, qui nous fasse vraiment vibrer? Ne trouves-tu pas que Dante est si loin de nous — comparé à Shakespeare par exemple — ? Quant à
[2]
Gerusalemme liberata,
[1] est-ce que je lirai jamais ça? Rien que ces huitains, rien que la forme, le ton de ces vers m'agacent. J'ai dans mon tiroir depuis un mois l'Orlando furioso:
[2] mais les 30000 vers me font reculer! Boccace... n'en parlons pas! Reste Pétrarque. Il faudra que je m'y mette, mais je doute fort que ça me réussisse. Peut-être parmi les noms inconnus, les auteurs à demi ignorés trouverait-on! Mais je ne puis aller seul fouiller tout cet amas d'ouvrages & je ne connais personne ici qui s'occupe de littérature sérieusement, qui soit dans le mouvement & sache me donner des indications conformes à nos idées. Il me semble que je sympathise de plus en plus avec l'esprit germanique, de moins en moins avec l'esprit italien.
— Une particularité des moeurs bolonaises. Aujourd'hui, 8 mai, jour de San Michele, tout le monde déloge — j'entends tous les gens qui ont à déloger. On ne voit dans les rues de Bologne que charrettes chargées de meubles: lits, matelas, chaises, commodes, cela s'étage en amas informe rudimentairement retenu par des cordes. On dirait que tous les bails finissent ce jour[-]là! Parmi ces primitifs chars de déménagement il en est de bien curieux, en chêne massif, sculpté sur le devant, avec de lourdes roues à courts rayons; ils sont traînés par des boeufs, de ces énormes bêtes au mufle court, à large encolure, puissantes & paisibles que je crois t'avoir plus d'une fois décrites. — Si tu me demandes l'origine de cette étrange coutume, de déloger à jour fixe, je t'avouerai que je l'ignore complètement! A moins que ce ne soit son absurdité même qui l'ait fait adapter: car ce jour[-]là les rues sont littéralement encombrées & il se produit une telle concurrence pour obtenir des déménageurs, porte-faix, etc. qu'il est de ces types qui se font plus de vingt francs sur leur journée — ce qui à Bologne spécialement est une somme prodigieuse.
— Après le dîner j'ai été au Giardino Margherita voir se coucher le soleil. C'était une tiède soirée printanière avec un grand ciel pur d'un bleu très doux & à l'occident brillait "L'oeil rouge du soleil." Une voiture en passant soulevait une poussière dorée; les feuillages vert-clair vibraient dans la lumière, semblaient presque transparents. Un indécis parfum flottait, un alliage d'essences où dominait la fleur d'oranger. Et j'ai admiré le printemps platement comme un bourgeois, je me suis assis d'un air sentimental, &, toujours comme un bourgeois, j'ai été pris de désirs idylliques: un peu plus j'aurais
[3]
effeuillé des marguerites. Et puis j'ai été envahi par une énorme tristesse, une tristesse à en crever & mélancoliquement j'ai ruminé de vieux souvenirs, du temps où j'écrivais 1000 vers en un mois, où j'étais romantique & de Banvillesque. Et il m'a semblé que sous certains rapports je n'avais guère changé, que mon âme était au fond tout aussi romantique qu'alors, que je n'avais en somme perdu que ma facilité de versifier.
— Depuis plusieurs nuits mon âme "élargie de sa misérable geôle volète dans les catacombes enfumées du rêve" comme dirait Huysmans. J'ai rêvé cette nuit d'une dame de Bruxelles (que tu ne connais pas je crois) fort belle quoique respectable, de laquelle j'avais parlé ici il y a 8 jours peut-être. Comment cela était-il resté si long-temps enfoui dans un recoin de mon cerveau sans reparaître & pourquoi cette image m'est[-]elle revenue précisément alors? Mystère. Mais le plus étonnant c'est que cette respectable dame était dans un costume d'opérette des plus aimables & des plus simples, blanc, maillot collant jusqu'au haut des cuisses, décolletage soigné, etc. J'ai cherché mais en vain le reste de ce rêve qui finissait un peu... érotiquement?
Mercredi 10
Les grandes cérémonies religieuses se poursuivent ici: aujourd'hui, à six heures précises, l'archevêque accompagné de tout le tra-la-la de son chapitre, bénissait la foule sur la Piazza Vittorio Emmanuele, devant San Petronio. Le spectacle était curieux: un monde énorme tant sur la place même qu'aux fenêtres, balcons & jusque sur la tourelle de l'hôtel de ville. Au coup de six heures le cortège est sorti de l'église portant le tabernacle de la Madonna di S. Luca. On a récité les litanies de la Vierge: la foule répétait en choeur le "ora pro nobis" qui passait comme un grand murmure indistinct; à un moment presque tout ce peuple s'est agenouillé sur les dalles.
A San Pietro où est exposé durant ces quelques jours ce reliquaire il y a perpétuellement une multitude de paysans & de paysannes qui prient: les portes sont grandes ouvertes; à l'intérieur l'air est lourd & chaud; on perçoit des odeurs peu agréables de corps en sueur. On peut y voir d'ineffables types de "terricoles", des têtes abruties, des faces rouges comme la brique plantées de pails courts et durs. Il y a des canis qui rappellent réellement certains tableaux de Charles Degroux.
[4]
— A défaut de lettre j'ai reçu aujourd'hui de Mane son livre sur Ibsen dont j'ai dévoré ce soir plus de la moitié. C'est comme si je recevais des nouvelles de Belgique: en dehors de toute valeur intrinsèque même, ces pages me feraient plaisir rien que par leur origine, particulièrement en ces jours de nostalgie que je traverse encore toujours malheureusement.
Une mauvaise nouvelle — qui n'est pas encore certaine heureusement — est que je ne pourrai probablement passer mon examen que vers la dernière semaine de juin. Ce serait encore une semaine de plus à attendre, & Dieu sait si les semaines qui restent me semblent déjà trop longues.
De Raet a bien de la chance lui de pouvoir partir dans dix jours déjà!
[3]
Lundi 15.
Reçu ce matin ta chère lettre, vieux frère. — Toutes les attaques dont vous êtes l'objet à propos de Van Nu en Straks ne m'étonnent nullement: les jeunes qui veulent travailler par eux[-]mêmes, sans se ranger sous aucune bannière officielle, sans faire leur cour à aucun parvenu sont nécessairement attaqués, vilipendés. Et dans le cas présent cela arrive d'autant plus nécessairement qu'il s'introduit là-dedans une question de coterie, la question de flamingantisme outrancier & aveugle de certains. J'en ai ici un exemplaire sous les yeux dans la personne de De Raet. Un type qui sacrifierait tout pour le seul flamingantisme, un fanatique "qui se ferait catholique si cela était utile au parti" (sic), sacrifierait naturellement aussi l'Art aux intérêts de coterie. "Das sind Lokalverhältnisse." Et je suppose qu'il n'existe pas mal de gens semblables en Belgique. Et c'est ce qui explique comme quoi le succès vous viendra toujours plutôt de la Hollande.
— J'ai reçu en effet une lettre de Mane très gentille, s'excusant de ne m'avoir plus écrit depuis si longtemps & me promettant de ne plus me laisser ainsi sans nouvelles de lui. Il se plaint de n'être toujours pas bien portant physiquement & même moralement. Il me semble traverser une crise, ce bon Mane. Il a l'envie, me dit-il, de se taire pendant 5 ans! Il aurait tort pourtant, car il me paraît progresser sensiblement. Puis il ne faut pas se laisser rouiller. Les littérateurs sont comme les joueurs de violon: ils ne doivent pas cesser de faire des exercices. — J'ai déjà répondu à ce brave de Bom.
— A quand le 2d numéro de Van Nu en Straks?
[5]
— C'est vrai! C'était vendredi 12 le jour de ton anniversaire. J'aurais bien dû à cette occasion empoigner ma lyre: mais .... en voilà une qui est passablement rouillée aussi. Je songe avec mélancolie qu'il fut un temps où j'écrivais 1000 vers en un mois, à propos de tout & à propos de rien. Puis est-ce un sujet de te féliciter d'avoir atteint 21 ans, d'être majeur? Songe à tous les beaux droits que ça te confère: celui d'être électeur capacitaire & celui d'être garde-civique! Deux sorts peu enviables en somme! Je ne fouterais pas mal pour ma part d'être ou de n'être pas citoyen de l'absurde société de bourgeois idiots dans laquelle nous avons le malheur de vivre.
— Je serai curieux de lire à mon retour le nouveau livre de
Verhaeren.
[4] Parle-moi de cette oeuvre dans ta prochaine lettre, ainsi que des autres que tu as reçues, le
Elskamp & le Van Deijssel.
— Le beau temps recommence ici: de nouveau cet énorme azur torride, le soleil éblouissant, la chaleur & la flemme qui en résulte. On ne pourra bientôt plus sortir que la nuit.
J'ai vu dernièrement une pièce en patois vénitien La Famegia del Santolo
[5] (la famille du parrain) bonne pièce, étude de moeurs, du bon théâtre libre sans les jurons d'usage, & très, très bien jouée, ce qui est rare. Malheureusement ce n'est pas toujours commode à comprendre pour un étranger bien que le patois vénitien se rapproche fort de la langue italienne.
— Là-dessus je te quitte, cher
Gust. Je vais lire dans la Nuova Rassegna un article de
Lombroso sur: L'origine del Bacio!
[6] Je te serre cordialement les pattes. Ton
Giacomo.
J'espère que ta mère se porte mieux & qu'elle sera guérie sans retard.
J'ai rêvé de toi cette nuit!