Bruxelles, 6 juin '93
Pardon, mon cher Ensor, de ne pas vous avoir répondu immédiatement. Mais j'avais ma revue à expédier, & je suis dans le bon travail jusqu'au dessus des oreilles (un examen à passer, etc).
Avez-vous bien reçu le nº 2, avec le dessin de Mme Samuel-Holeman? Nous possédions ce dessin depuis environ cinq mois & devions bien le faire passer. Le 3e nº sera tout entier consacré à Vincent van Gogh, dont nous possédons un bon nombre de dessins inédits & de lettres idem, très intéressantes.[1] Pour le nº 4 vous nous donnez un dessin hors texte, lequel sera accompagné d'une petite étude dans laquelle je vous présenterai au public hollandais. Pour les culs-de-lampe, il faut autant que possible que le dessin se rapporte au texte; &, à notre avis, des ornementations sont préférables à des illustrations. Si vous vous sentez quelque peu attiré par ces choses-là (en-tête, lettres ornées, etc.), faites-le moi savoir, & la première fois que j'ai une pièce tombant un peu dans vos cordes, je vous l'expédie à orner.
Le dessin de Mellery était bien reproduit. Mellery lui-même a corrigé les épreuves & fait recommencer Aubry deux ou trois fois, jusqu'à obtenir une épreuve adéquate. Mais c'est le dessin qui était ordinaire.[2]
Vous me demandez des nouvelles des artistes & "gendelettres" de cette horrible ville de Bruxelles. Mon Dieu! Je ne les vois guère. C'est, à des exceptions près, une sâle race.
Nous nous réunissons toujours le dernier vendredi du mois chez Guillaume.[3] Khopff y vient fort rarement (il lui faut d'autres atmosphères); Vandervelde place toujours des discours de meetinguiste roublard. Le dernier soûper a été fort mouvementé: Fernand Brouez (Ursus Cavernorum), de la Société Nouvelle, l'a rempli tout entier de ses tirades, de ses points d'exclamation, de ses épilepsies &
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de sa chevelure.
Je travaille maintenant à des choses qui me tourmentaient la caboche depuis deux ans, & quand j'ai bûché pendant toute une journée, je ne tiens nullement à causer avec des artistes. Je préfère fumer des pipes avec de bonnes brutes.
J'en ai pourtant aperçus plusieurs (pas des brutes, des artistes) à la représentation de Pelléas & Mélisande,[4] qui a eu lieu lundi. La critique glabre était au complet: Frédérix (dont la tête de crapaud donne toujours envie de lancer un palet dans la gueule ouverte, comme au jeu de tonneau), Solvay, Cattier, Hannon, — bref, le Tout-Bruxelles littéraire des premières. J'ai entr'aperçu le gros Demolder, dont la bonne trogne devient de plus en plus mystique (retour de Nazareth). Je n'ai causé qu'avec Kefer, après la représentation. J'ai soigneusement fui les autres, car ces soirs-là ils ont toujours une petite théorie d'art à émettre, & ça m'horripile. Et puis, ils avaient l'air de faire de l'esprit, détail très aggravant. Ces gens d'esprit sont agaçants.
A propos du Diable en Peinture, je viens de lire un bouquin très intéressant: "Der Teufel und seine Mitgesellen in der bildende Kunst", par von Blomberg. J'ai bien l'intention l'un jour ou l'autre de développer ce sujet. Il y a, par exemple, des choses très neuves à dire sur Jérôme Bosch.[5]
Puisque vous faites une charge du Conservatoire, voici un cancan qui vous réjouira: il paraît que parmi les pachas (à trois queues!) qui règnent sur ce harem, il en est qui donnent des rendez-vous à leurs pudiques & gentes élèves... dans les water-closets! Voyez-vous, dans ce décor ad hoc, l'un de ces vieux impuissants à tête vénérable jouant aux poses plastiques avec une petite jeune fille? Il paraît que la même chose se passe à la compagnie des Téléphones, avec les télé-faunesses...
Vos eaux-fortes sont très bien exposées au Cercle.[6] A l'ouverture de l'exposition, il y avait là un tas de personnages officiels, des représentants, des souteneurs de toutes classes, le comte de Flandre & son "épouse", laquelle a dû être légèrement émue, je pense, à la vue d'Iston, Cracozie & Pouffamatus, médecins du roi Darius, etc.
A propos, ayant il y a quelques jours quelques francs de trop, que j'avais gagnés à la sueur de mon front, je me suis rendu chez le
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sieur Dietrich pour acheter l'une de vos eaux-fortes. Il m'a demandé 25 frs., ce qui m'a fort embêté. Je désirerais savoir si c'est là le prix auquel il a toujours vendu ces eaux-fortes (on m'assure le contraire). Je suis sorti avec l'idée que ce maquignon d'oeuvres d'art dépassait toutes les bornes de la rosserie normale & licite.
— Sommes-nous donc d'accord p[ou]r la publication du dessin?[7] Pardonnez-moi tout ce bavardage décousu: je n'ai pas le courage de relire & vais me coucher. Il est 2h. du matin & je suis terriblement fatigué.
Très cordialement
Gust Vermeylen
Annotations
[3] Hoogstwaarschijnlijk het maandelijkse 'Dîner Magny' (zie brief 14 (1892), noot 17) dat dan wel van donderdag naar vrijdag zou zijn verplaatst. Zie ook brief 141.
[4] Op maandag 5 juni 1893 had in het Théâtre du Parc te Brussel een voorstelling plaats van Maeterlincks Pelléas et Mélisande door het Parijse Théâtre de l'Oeuvre. De leiding van de opvoering was in handen van Aurélien Lugné-Poe en Camille Mauclair. Juffr. Meuris, Marie Aubry en Georgette Loyer waren de belangrijkste vertolkers. Zie L' Art Moderne, XIII, 23 (4 juni 1893), p. 182, en XIII, 24 (11 juni 1893), p. 185-186.
[7] Zie alinea 2 (na noot 1). Slechts in Van Nu en Straks, 8-10 [1894] (p. 41) verscheen een plaat van Ensor (zonder studie van Vermeylen), nl. De duivels Dzitts en Hihanox voeren, onder bevel van Crazon, die een dolle kat berijdt, Christus ter helle (1886). Naar deze tekening maakte Ensor in 1895 een gelijknamige ets, beschreven in: August Taevernier, Het Graveerwerk van James Ensor. Geïllustreerde catalogus van zijn gravures, hun kritische beschrijving en inventaris van de platen (Gent, N.V. Erasmus (1973)), Pl. T. 90.
