Bologne, lundi 12 juin.
Cher Gust,
Je profite de quelques heures où mon estomac me laisse en repos pour te parler plus longuement que je ne l'ai fait de ton article dans Van Nu en Straks.
[1] — Inutile d'abord de te dire que tes prédictions sur l'art à venir ne m'ont pas plus convaincu que les dix mille autres que j'ai déjà lues. — Pour le reste voici ce que je pense: je ne crois pas que la tendance synthétique soit la caractéristique de notre époque: elle me semble commune à toutes, et en somme la plus primitive, et la plus naturelle à l'esprit humain. La synthèse du reste n'a pas cessé d'accompagner l'analyse durant tout le siècle. L'analyse au contraire nous est bien spéciale, cette analyse acharnée dans tous les domaines — et en dernier lieu cette forme suprême: l'autoanalyse. Voilà ce qu'il serait assez difficile de trouver poussé à ce degré à toute autre époque.
— En second lieu, pour ce qui concerne le mystère c'est une chose à l'existence objective de laquelle je ne crois pas — & que l'on ne peut donc découvrir. C'est nous qui faisons le mystère et avec d'autant plus d'intensité que notre nature nerveuse vibre plus aisément. Et tu sembles confondre presque deux sensations de mystère bien différentes — tout au moins en quantité —: celle qui éprouve l'esprit devant ce qu'il ne connaît pas, crainte toute intellectuelle; et le frisson qui nous prend dans la solitude, dans les ténèbres et qui agite nos nerfs.
Quant au mysticisme actuel, je crois que tu prends les derniers éclairs d'un art qui s'en va pour l'aube d'un art qui vient.
[2]
Tu touches à toutes sortes de belles hypothèses, très intéressantes déjà par cela même qu'elles ont pu être conçues, mais qui sont sans base sûre et sur lesquelles il est donc assez difficile d'élever quoique ce soit.
Enfin la recette finale, l'alliance du beau et du vrai, — voilà qui est bien vague. Je crois que tous les artistes du monde ont quelque peu tenté cette alliance — même ces bons réalistes qui sont pourtant aujourd'hui les têtes de Turc sur lesquelles c'est si amusant d'essayer la vigueur de son poing. Beauté & Vérité où cela commence-t-il & où cela finit-il? Et l'aspect extérieur des choses n'est-il peut-être pas leur seul aspect?
J'ai lu aussi les vers de Verwey dont beaucoup de mots m'échappent (tu pourras me servir de glossateur), ceux d'André Jolles qui m'embêtent passablement, & ceux de
Victor de Meyere qui ne me déplaisent certes pas. J'aime surtout les huit vers commençant par:
"Uit feeënorgels cirkelen zachte wondergalmen, enz.[2]
Vendredi 16.
Ah! Ah! Cher vieux frère, je me réjouis, je rigole, je trépigne, je me dilate la rate! J'ai une bonne nouvelle à t'annoncer. Cette s[acré nom] de D[ieu] de vieille bête de Ciaccio s'est décidé à commencer l'examen mardi le 20 de ce mois. Par suite duquel évènement tu es invité à te rendre le mercredi 21 courant à 8 heures du soir à la gare du Luxembourg où tu auras l'honneur de voir débarquer mon honorable balle. Que dis-tu de cela? — S'il arrivait un empêchement quelconque — à prévoir du reste — par exemple que je ne passe que mercredi au lieu de mardi, ou que je sois busé, j'enverrais un télégramme aussitôt à la maison. Tu pourras toujours passer par là le jour même pour voir s'il n'y a rien de changé. Mais je souhaite que tout marche bien, que je te verrai et que tu viendras souper avec moi en dépit de l'heure indue. J'ai fait hier ma malle, avec grand plaisir, et je l'ai expédiée aujourd'hui. J'y ai enfermé tous les braves bouquins qui ont servi à me rendre supportables ces mois d'exil au milieu du philistinisme italien. Leurs auteurs étaient en somme intellectuellement les meilleurs amis que j'avais ici. J'ai jeté surtout un regard reconnaissant aux livres d'Huysmans pour qui mon affection ne diminue pas, au contraire.
Je rapporte quelques livres italiens avec lesquels tu pourras te faire une idée générale de leur littérature. — J'ai commandé aussi un livre
[3]
de Vittorio Pica, lequel est très peu connu ici, si bien que quand je parlais de Pica au libraire il croyait qu'il s'agissait de Pic de la Mirandole!!!
Le meilleur roman du d'Annunzio: Il Piacere est épuisé: on en fera une réédition en juillet: je me la ferai envoyer à Bruxelles.
Je lis pour le moment un livre de De Amicis: Il romanzo d'un maestro.
[3] C'est plus curieux documentairement que littérairement. Au fond c'est peut-être le livre le plus
gris que j'ai lu, qui se meut dans le monde le plus petit, dans un monde où tout le drame est fait de petites actions et de pensées mesquines.
— La période des examens a commencé,
Alfred &
Hermann ont tous deux donné aujourd'hui l'examen d'anatomie et tous deux ont obtenu 30 points, le maximum. Voilà qui va bien: la Belgique et Tubize peuvent être fières!
[4] Je ne certifie pas que je serai aussi brillant n'étant pas un garçon rangé qui assiste toujours aux cours, etc. Du reste je m'en fous d'une manière carrée bien que
"mon sort en dépende!"
— Il a fait aujourd'hui un temps de chien: de la pluie, des éclairs et du tonnerre sans discontinuer. Oh! le beau ciel d'Italie, l'azur pur, etc. Ousqu'est ma guitare? J'ai passé mon temps à recopier de l'anatomie comparée et je n'ai pu sortir que ce soir, aller rêvasser seul, à mon aise, aux heures crépusculaires — ohé! du crépuscule, toujours! — à travers le soir très doux et très vaporeux qu'il faisait. On ressentait une molle impression de dilatement ainsi que dans un bain chaud. Des volets s'ouvraient et des gens paisibles se montraient aux fenêtres. Dans leurs cages suspendues à l'entrée des boutiques les canaris s'égosillaient. A un premier étage, sur la barre de la fenêtre un perroquet imitait le rire fou d'une femme prise d'un accès de gaité, simulait le rire d'une femme qui renâcle en se tordant. Dans une rue écartée quatre musiciens jouaient d'instruments impossibles, l'un avait une sorte de prodigieuse cornemuse et portait sur le dos la grosse caisse; trois gamins soufflaient dans des flûtes de bois et cela rendait un son discordant, une sorte d'énorme bourdonnement strident & âpre, cela faisait une indescriptible cacophonie, mais bizarre & attirante quand même. Au milieu du concert deux agents de police sont arrivés, ont demandé leurs papiers à ces braves pifferari et les ont menés au bureau de police pour qu'ils se mettent en règle. — J'eusse volontiers souhaité de voir les sergos lardés de coups de couteau!
[4]
— J'ai reçu à cinq heures ta chère lettre. Ce sera décidément la dernière, vieux! Nous allons pouvoir reprendre nos bonnes conversations et discuter d'art interminablement[.] Ça va me retremper cela et j'en goûterai d'autant plus le plaisir, je le savourerai d'autant plus précieusement que j'en ai été plus longtemps privé. — Ce que je vais t'en servir des "impressions de voyage" et des "souvenirs d'Italie"! Tu verras quel défilé de grotesques je ferai passer devant "les yeux de ton imagination."
— Merci des explications sur le dessin de
Marg[uerite] Holeman.
[5] Ho capito adesso. Quoique tu en dises je trouve que l'imitation (non pas flagrante) du Japonais ou au moins l'inspiration s'y reconnaît, précisément dans l'exagération du trait expressif et dans certaines omissions caractéristiques. — L'horloge admirable
[6] me réjouit toujours mais ne soulève pas plus mon admiration. Ces grandes virgules noires qui roulent comme des colimaçons sur un plan incliné m'évoquent inévitablement l'idée de vastes microbes, de gigantesques bactéries. C'est une obsession dont je ne saurais me défaire.
Je savoure le campement bohémien du ménage
Samuel-Holeman: Epatant! Cela m'a rappelé le conte de
Villiers: l'Amour du Naturel.
[7]
Je te quitte, cher Gust. Je réserve tout ce que je pourrais encore te dire pour la semaine prochaine: cela sera plus sapide. Allons! une bonne dernière poignée de mains et à mercredi... ou jeudi. J'espère que ce ne sera pas plus tard. Rien ne me le fait croire du reste.
Fraternellement à toi
Giacomo