J'ai reçu tantôt ta lettre. — Quelles étranges et bizarres raisons tu me donnes pour ne pas venir à Bologne!
[2] Va
[!] ne crache pas dessus: c'est une belle occasion et tâche d'en profiter, si tu l'obtiens, en raison directe des peines qu'il faudra se donner pour te la faire obtenir. Songe qu'à l'heure qu'il est la ville de Bruxelles a déjà écrit ici pour savoir si elle pouvait envoyer quelqu'un en remplacement de
De Raet, qu'elle a un type dans sa manche (Verwée)
[,] que le dit type est un imbécile dont nous ne voulons à aucun prix & que nous avons heureusement une raison légale & péremptoire pour le faire refuser. Songe que si l'on peut faire remettre la nomination à l'an prochain, ce ne sera pas sans difficultés! — Je vais te répondre maintenant aux objections que tu me fais. — 1
º — Comme tu as pu en juger par le commencement de ma lettre, ce ne serait pas le droit mais la littérature que tu pourrais faire; 2
º Comme tu l'as pu voir dans ce même commencement tu ne serais pas obligé de faire trois ans. Mais je trouve que tu aurais tort de ne pas les faire puisque tu me laisserais seul la dernière année en faisant moins de trois ans. — 3
º Tu ne dépenserais rien du tout pour aller de Bruxelles à Bologne au contraire. En effet la 1
ère année tu recevrais en partant 200 frs. à Bruxelles, soit plus de 100 frs de plus qu'il n'en faut pour payer le voyage. Dans le courant de la même année tu recevrais à Bologne 90 frs (vieille coutume, comme droit de premier vêtement). — Chaque fois que tu retournerais à
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Bruxelles pour les grandes vacances tu recevrais 250 frs. soit plus de 50 frs. de plus qu'il n'en faut pour le voyage aller et le voyage retour. En résumé, bénifice: la première année 190 frs; les années subséquentes 50 frs. Plains
[-]toi encore! Et on te paye tout ici jusqu'au barbier, chez qui tu peux aller te faire raser, tondre, coiffer, cirer la moustache, etc tous les jours sans qu'il t'en coûte rien! Tu ne me prétendras pas, sacre-bleu! que ce soit un sort plus enviable d'aller s'embêter dans un athénée à morigéner des gosses! — Quant à ce que Bologne ne soit pas un centre intellectuel, voilà une question discutable. Certes l'art actuel y manque quelque peu; mais quant à l'Université, du moins pour la partie que j'en connais, elle est
vingt fois supérieure à l'Université de Bruxelles. En fait d'études scientifiques, comme exactitude et comme largeur d'idées c'est autre chose que nos bonshommes de Belgique! Et je ne vois surtout pas en quoi l'influence de l'Italie pourrait être
"amollissante"?! Au fond, franchement dit, dans les milieux prétendus artistiques on perd plus de temps qu'on n'en gagne. Certes c'est très amusant les expositions, les concerts, les auditions d'oeuvres artistiques, les conférences, etc. Mais est-ce que l'esprit y gagne vraiment quelque chose? On s'habitue à discuter à perte de vue sur les idées plus au moins saugrenues qui passent par la tête d'individus qui pour la plupart feraient bien de bavarder moins & de réfléchir davantage. En un mot on se décentralise, ce qui est toujours un tort, on émiette sans résultat sa personnalité. Va! deux, trois années employées à réfléchir à la vie que menaient les grands artistes italiens en contemplant leurs oeuvres ne sont pas des années perdues. Et au fond je te souhaiterai même de pouvoir rester ici et t'y fixer s'il y avait moyen: malgré tous les défauts que l'on peut trouver en Italie il y a beaucoup plus à y faire que chez nous, et un poste dans une université italienne vaudrait cent mille fois mieux qu'un dans cette galère d'Université dite libre de Bruxelles!
Mais en voilà assez: nous raisonnons sur des choses seulement possibles. Tout ceci pour te dire: s'il y a moyen d'obtenir pour toi la place, laisse-toi faire: c'est un bon avis que je te donne!
— Je réponds aux autres points de ta lettre. Je ne me rappelle point le Carpaccio dont tu me parles. Est-il à l'Académie des Beaux-Arts à Venise? Je voudrais bien avoir un renseignement exact à ce propos. Je pourrais alors écrire chez Brogi à Florence, (ou chez Naja à
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Venise), car ici à Bologne il est inutile de songer à se procurer ces choses
[-]là. — Quant au printemps de Botticelli je pourrais en obtenir facilement une reproduction chez Brogi à Florence: ces grandes reproductions au charbon coûtent 8 ou 12 frs selon les dimensions (le Lippi que j'ai est de 8 frs).
[5]. On vous en fait sur commande quand il n'y en a pas en magasin et on peut les avoir dans la teinte qu'on désire (tu sais que ces photographies au charbon peuvent se faire en plusieures teintes
[)].
— Il me semble avoir déjà entendu le nom de Stecchetti. Mais je ne me rappelle pas avoir lu quelque chose de lui — J'ai oublié de le demander tantôt à Agostino. Ce sera pour la prochaine lettre.
— Quant à mon portrait il n'est pas encore fait grâce à cette absurde habitude que j'ai de reculer toujours les choses qui m'ennuient, même lorsque je suis obligé de les faire. L'homme n'est pas parfait! — J'espère ne plus tarder beaucoup.