Bologna, lunedi 27 Novembre 1893.
Ne crois-tu pas, mon cher Gust, qu'un littérateur est à peu près aussi incapable d'aimer réellement qu'un acteur? C'est une question de haute philosophie à laquelle je réfléchissais hier. Nous ne nous appartenons pas. Toute notre vie est dans nos livres, dans les personnages que nous mettons en scène, dans les phrases dont nous choyons la forme. Nous ne savons plus exprimer simplement, réellement nos propres sentiments. Et par cela même que l'expression que nous leur donnons est trop littéraire, trop factice, trop artificielle et que nous avons conscience de cette artificialité, nous en venons à douter de la vérité, de la sincérité même du sentiment: nous n'avons plus de mesure qui nous indique exactement ce que nous ressentons. Il y a dans cet état quelque chose de pénible, une hypocrisie, un mensonge involontaires: c'est pénible et pour celle que l'on aime & pour soi, cette perpétuelle incertitude, cette sorte de mal de mer que procure la sensation d'un équilibre toujours instable. — Que faire à cela? Quand nous soignons nos phrases, nous faisons une oeuvre personnelle, égoïste, où domine seule notre pensée, par suite nous[-]mêmes. Quand nous ne les soignons pas, il nous vient des phrases toutes faites que nous avons lues quelque part et qui ne jaillissent pas de nous-mêmes. Nous ne quittons plus les planches. Nous sommes comme ce brave acteur dont parle Villiers, qui voulait une bonne fois éprouver le remords lui qui l'avait tant de fois joué sur la scène. — Que penses-tu à ce sujet, mon cher ami?
— J'ai reçu ta carte et t'en remercie; j'ai transmis l'adresse de Maeterlinck à qui de droit. —
[1]
[2]
— Je me suis occupé du Stecchetti dont tu me parlais dans ta dernière lettre. C'était un Bolonais (mort en 1876).
[2] J'ai lu aujourd'hui presque entièrement deux de ses volumes: "Postuma", et "Nova Polemica". J'ai éprouvé le sentiment de qui a accompli un devoir et a la conscience désormais tranquille; mais l'admiration m'a manqué totalement. Je me suis fait de nouveau le serment qu'avant longtemps je ne toucherais plus à une oeuvre italienne moderne. S'il y a un grand écrivain en Italie, il doît être bien peu lu & pas du tout connu — en tous cas ce ne peut jamais être qu'une unique exception. — Quant au Stecchetti c'est un mélange de
Béranger & de
Richepin, mais sans l'extrême violence de
Richepin qui peut encore être considérée comme une beauté. — "Nova Polemica" est amusant mais tout à fait journalistique: c'est plein de bonnes plaisanteries libérales (= doctrinaires) sur la religion & les prêtres. L'éditeur a du reste fait des en
[-]têtes & des culs-de-lampe qui répondent assez bien à ce caractère de l'oeuvre: on y voit des singes qui se tirent par la queue, des grenouilles qui font des pieds de nez et autres facéties rappelant les numéros de la "Patrouille" chez nous. Cy deux sonnets qui sont à peu près ce qu'il y a de plus passable dans
Postuma.
Come il ricordo e mal distinto
D'una speranza giovanil caduta,
Come il ricordo d'un affetto estinto
Nel mio vano sognar tu sei venuta,
E m'hai messo nel sangue un novo istinto
Che scalda il cor te diato e lo tramuta;
Sul mio cammin la speme hai risospinto
La tentatrice ch'io credei perduta.
L'anima mia cosi lascia la stolta
Piuma dove ingrassò ne' 'sonni tardi
E attenta il suono de' tuoi passi ascolta.
Lasciar per te potrebbe i suoi codardi (lâches)
Ozi ed amar la vita un 'altra volta,
Ma tu le passi accanto e non la guardi.
Nella capanna in fondo al mio cortile
Il luppalo (houblon) alle canne s'attorciglia;
[3]
Nell'aria fresca c'è un odor gentile,
Odor di gelsomino (jasmin) e di vainiglia.
Un 'Ebe quasi nuda, alta e sottile,
Sorride e spia con le marmoree ciglia
De' palombi gli amor sotto al sedile;
E il vento del mattin passa e bisbiglia.
Bisbiglia e narra di lontane aiuole (petite aire)
Gli amor lontani e un popolo giocondo
Di gerani fiammanti e di viole.
Quanto amor, quanta gioia in questo mondo
Di pochi passi che si desta al sole!
Oh! quanta vita! Ed io sono moribondo.
Les vers les plus amusants sont ceux sur Bologne. En voici un fragment (il est vrai qu'il faudrait être venu à Bologne pour en sentir le... vérisme).
"D'acqua e di poesia gonfio il ruscello
Fugge laggiù nei boschi!
Ma il rigagnolo (rigole) mio com'è più bello
che passa per via Toschi!
E come cambierei questa ficaia,
Questa vista divina,
Col Caffè delle Scienze e la fioraia
Degli Etruschi regina!
Canta sul fico (figuier) mio la capinera (fauvette à tête noire)
Ma se non ti dispiace
Io preferisco un bel venerdi sera
In Piazza della Pace,
Quando Antonelli col cheppi alla sgherra
E lo spadon sui tacchi
Casa gli applausi e i bis di sotto terra
Coi Goti del ..... Panzacchi.
O bei venerdi sera! Il biondo Ottone
Versa birra gelata,
[4]
Gli zerbinotti (petit-maître) vanno in processione
Dietro la fidanzata;
E le ragazze van dove c'è chiaro
Per mostrare il vestito
A pescar colle occhiate il pesce raro
Che chiamano marito!["]
Il faut savoir que à la Piazza della Pace (oggi Piazza Galvani) on donne concert les vendredis soir en été, que Panzacchi est un poète bolonais qui a défendu — mais point du tout écrit — l'opéra "i Goti" d'un certain Gobatti. — Quant au "biondo Ottone" c'est le patron de la birraria Hoffmeister, située sur la même place. C'est à ce même Ottone que Stecchetti dédie un de ses livres (Nova Polemica) en lui recommandant d'être un peu moins "idéaliste"[.] C'est à dire de lui servir plus de bière et moins de mousse.
Mercredi 29
J'ai reçu ta lettre ce matin & j'y ai vu avec plaisir que tu étais assez enclin à te laisser convaincre quant à Bologne.
[3] La dernière objection que tu poses il me serait évidemment difficile de l'écarter d'une manière formelle.
"Faire sa position" est peut-être une chose très louable. Mais enfin je ne saisis pas au juste la valeur de cette objection. En somme tu es certain en Belgique du sort qui t'attend, si tu tâches de te caser, sitôt terminé ton doctorat en histoire: ce sort ne peut être qu'ennuyeux et abrutissant. Sans même parler de l'hypothèse où tu serais envoyé dans un petit trou de la Belgique où tu te trouverais moralement bien plus loin de Bruxelles que tu ne le serais à Bologne, je ne vois pas ce qu'il y aurait de si réjouissant à être professeur d'athénée, même à Bruxelles. Quant à l'université, on ne peut t'y nommer, d'abord parce que tu n'auras que 22 ans, ensuite parce que tu es un esprit indépendant, personnel et qu'on te préférera toujours un cuistre. Au moins ici à Bologne tu pourrais passer trois ans en
rade, tu pourrais
gagner trois ans et c'est un avantage pour qui n'est pas tout à fait harcelé par la nécessité: en un mot il vaut mieux courir des risques que s'engager sûrement dans une route de marasme. Hoc censeo, frater
Gust...
— Il a fait un temps magnifique aujourd'hui & j'en ai profité pour
[5]
me promener un peu (ce dont j'ai bien besoin). Il y avait de la brume à l'horizon, chose rare ici. Et à travers cette vapeur brune le bleu transparaissait, un bleu très foncé, outremer. C'était d'un effet superbe. Sur les murs la lumière était vers neuf heures tout à fait oranger et l'ombre d'un bleu clair presque transparant. — Je suis monté à San Michele in Bosco: Bologne semblait toute rose et se détachait très claire sur le brouillard qui masquait la campagne.
L'après-midi je me suis repromené pendant une heure: j'avais l'estomac légèrement patraque & les nerfs idem. Imagine-toi qu'une tasse de café prise après le déjeuner me fait maintenant le même effet que me faisait jadis l'absinthe! Aussi je m'en abstiens. — A trois heures j'ai été au cours d'Albertoni (physiologie). Nom de Dieu! Quelle superbe leçon il a donné encore aujourd'hui[.] Tu sais pourtant que je n'ai pas d'enthousiasme systématique pour les branches médicales, mais il faudrait être une brute pour ne pas admirer. Quel homme! Depuis Denis, c'est le seul professeur qui soulève en moi un véritable enthousiasme, et cela dans une branche où les effets possible sont bien plus rares que dans les matières philosophiques. Tout est ici intrinsèque.
— A propos de Stecchetti, il paraît que ce bonhomme vit parfaitement. Que cette mort est une feinte, un jeu littéraire pour se rendre intéressant, comme l'on faisait jadis.
— Encore un souvenir de De Raet. Le bruit courait à Bologne dans le baspeuple que De Raet s'était fiancé avec la fille d'un "falegname" (menuisier). Le père, ajoutait-on en manière de détail piquant, occupait ses loisirs à fabriquer le lit nuptial!!
— Arrestation de 80 nihilistes à Varsovie? Cela va bien. Je l'ignorais totalement. Sofia m'a l'air de se ficher du nihilisme aujourd'hui comme d'une guigne: je ne suppose pas qu'elle soit exposée à quoique ce soit. Sa dernière lettre ne faisait rien supposer de pareil: elle était très gaie, même d'une gaîté si folle qu'elle m'a effrayé.
— Je pense que c'est tout ce que j'avais d'intéressant à te narrer. Dans un ou deux jours j'aurai terminé de recopier le chapitre 3 de la vie
imposs[ible] — Mon article pour
la Soc[iété nouvelle] s'élabore lentement dans ma tête.
[4] — J'étudie le Polonais
[5] (c'est aussi difficile comme grammaire que le Grec) — Je fais de
[6]
l'anatomie & de la physiologie — J'avance lentement dans la lecture de la Guerre & de la Paix. — Je lis deux petites oeuvres italiennes du 13
e — 14
e siècle, une vie de St
[-]François, et
"il Novellino, libro del bel parlar gentile", deux bouquins d'une naïvité sympathique — En somme j'en ai de la besogne par dessus la tête & comme la nourriture italienne n'est pas faite pour vous soutenir solidement je me sens parfois diablement fatigué.
Bonsoir, vieux zig, je te serre fraternellement les pattes. Continue à me tenir au courant de ce qui se passe d'intelligent à Bruxelles. Ton
Giacomo