Ixelles, 20 février 1891.
Cher de Bom,
Certes non! je ne m'attends point de ta part à des compliments "de révoltante banalité". Aussi ton approbation m'est elle d'autant plus précieuse qu'elle est sincère et qu'elle vient d'un fidèle de notre seule religion désormais: l'Art!
Ainsi je ne suis plus pour toi "un sphinx à l'âme insondable" un animal hiératique comme celui que tu as esquissé avec une primitivité toute égyptienne en tête de ta lettre?[1] Tu as résolu "le rébus de mon visage" (passe-moi l'expression!). Eh bien! vrai! je ne me croyais pas aussi indéchiffrable que les vieux papyrus.
Au fond je ne me connais peut-être pas moi-même, malgré l'obstination à me dissèquer intimement que je partage avec les poètes lyriques de tous les temps. Verhaeren a écrit cela quelque part:
"Avec les doigts de ma torture,
"Gratteur de mauvaise écriture,
"Maniaque dissèqueur de maux,
"J'écris encore des mots, des mots...
"— Quant à mon âme, elle est partie"[2]
"Gratteur de mauvaise écriture,
"Maniaque dissèqueur de maux,
"J'écris encore des mots, des mots...
"— Quant à mon âme, elle est partie"[2]
Notre malheur — notre bonheur aussi — c'est en somme de subir trop les impressions du moment, d'être accessibles à mille sensations inconnues du commun peuple, de distinguer des nuances qui nous frappent où d'autres ne voient rien — et puis surtout la folie de vouloir fixer en des mots l'impalpable vibration, de vouloir saisir l'insaisissable. En face de cette impossibilité nous doutons de nous-mêmes et voilà ce qui est "la damnation
[2]
de l 'Artiste."[3]
Bon! je me mets à discourir gravement, à chercher les causes et les effets. Est-ce bête cette hantise qui nous poursuit de trouver le pourquoi de chaque chose, d'analyser nos pensées, nos sensations: nous perdons à ce jeu les trois quarts du plaisir qu'elles nous procureraient. Nous le savons, mais nous ne pourrions faire autrement.......
Je m'arrête! Car une fois lancé sur cette piste je continuerais jusqu'à demain matin à accumuler, à entasser ces idées qui roulent confusément en moi et qui forment la genèse de ce que j'ai écrit et de ce que j'écrirai. Car j'écrirai encore: les encouragements, les approbations des amis relèvent toujours mon énergie parfois faiblissante et ma confiance. Et après tout les meilleurs moments de la vie ne sont-ils pas ceux que l'on passe à construire l'oeuvre, à la concevoir, à la détailler, les moments où l'on s'évade du monde réel pour entrer dans le monde de sa pensée, dans le monde que l'on s'est créé de ce que l'autre a de plus beau! Qu'en penses-tu toi qui es du métier?
Ne t'illusionne pas trop sur "ce beau et vivant Bruxelles"! Je crois que tu calomnies trop Anvers. Nous avons certainement ici à l'heure actuelle une pléiade de "Jeunes" ardente au combat, mais nous nous noyons aussi dans pas mal de bourgeoisisme.
Et pourquoi dis-tu tant de mal de toi-même? Nous sommes tous un peu bourgeois "par nécessité" et par hérédité peut-être, à nos heures, aux heures où nos ivresses d'art cuvées nous sentons les jours vides et la vie sans intérêt.
J'espère que nous reprendrons prochainement ces entretiens... psychologiques de vive voix et que tu viendras bientôt à Bruxelles soit pour entendre Siegfried,[4] soit pour voir le théâtre libre d'Antoine qui nous arrive à la fin de la semaine prochaine.[5] En attendant je reste ton tout dévoué confrère en Art
Jacques Dwelshauvers (ou Mesnil)
Annotations
[1] Niet teruggevonden.
[2] Citaat niet teruggevonden.
[3] Naar Iwan Gilkin, La damnation de l'artiste (Brussel, Edm. Deman, 1890. De bundel was verschenen met een lithographie van Odillon Redon. Emmanuel de Bom van zijn kant ervoer deze vloek die op de kunstenaar rust op een veel puberachtiger manier: "La damnation de l'artiste — nooit geen vrouw mogen beminnen om de Vrouw altijd te kunnen beminnen. Hij mag geen mensch zijn, hij moet 'n Mensch zijn. Hij mag nooit trouwen. Hij mag nooit genieten in 't enkelvoud. Hij moet kuisch zijn, nooit volledig bezitten, want hij wil alles bezitten. Een enkele vrouw zal hem dus steeds voorkomen, als uitmakende een deel van de Vrouw. Dat is pijnlijk voor den mensch die in den artiest zit. Maar grootsch, verheven, ideaal voor den artiest die in den Mensch zit. Indien de Artiest — die met God verwant is — ongelukkig is dan is [[dat]] te wijten aan zijn menschelijk gevoel — het ongoddelijke in hem. Daar boven staan moet zijn streven zijn. Ontmoet de artiest nu echter eenmaal één Vrouw die al de vrouwen in zich vereenigt, dàn eerst zal hij de zielverwante gevonden hebben met wie zijn ziel zich zal kunnen omstrengelen — zoodat beiden één worden — en dan zal tevens zijn goden en zijn menschennatuur voldaan zijn." Zie Emmanuel de Bom, Notitieboekje XII, nov. 1891 (bezit AMVC), p. 99-101.
[5] Het Théâtre-Libre d'Antoine bracht van 27 februari tot 12 maart 1891 te Brussel in de Parkschouwburg een reeks gastvoorstellingen, waarvan de drie voorstellingen van Les revenants (Spoken) van Henrik Ibsen op 9, 10 en 11 maart 1891 het hoogtepunt vormden. Zie: 'Petite chronique', in: L'art moderne, XI, nr.8, (22 febr. 1891), p. 65; 'Le théâtre-libre à Bruxelles', in: L'art moderne, nr. 10, (8 maart 1891), p. 75-76; 'Petite chronique', in: L'art moderne, nr. 10 (8 maart 1891), p. 81; 'Les revenants d'Ibsen', in: L'art moderne, nr. 11 (15 maart 1891), p. 86-87; 'Memento', La jeune Belgique, X (1891), p. 190-191.
