Bologne, lundi 17 octobre 1892.
Cher,
Voici que je m'installe commodément dans mon fauteuil, que je m'élargis en toute liberté, me réjouissant d'être quelques heures avec toi, au moins en imagination. J'ai choisi une feuille de papier magistrale que tu pourras lire en la déployant comme un journal anglais! Il est neuf heures du matin & par ma fenêtre grande ouverte je vois le mur d'en face obstinément jauni par le soleil: car il continue à faire beau & chaud, comme si l'on était en plein mois d'août. Et cependant, quand j'y songe, c'est bien octobre, & il y aura après-demain un mois que je suis parti! Et je compte mélancoliquement sur mes doigts, neuf mois moins un mois, restent huit mois! Terrible cette perspective; huit mois avant de revoir Bruxelles & ceux que j'aime. Je crois que je finirais par devenir patriote, en assimilant toute la Belgique aux quelques personnes en Belgique à qui je tiens.
11 heures.
Décidément on m' interrompt toujours dans mes occupations les plus chères. Voilà que
Walravens a été pris de subites inquiétudes, de noirs pressentiments: il craint de ne pouvoir entrer en 3
ième année, d'être forcé de repasser tous les examens, etc. tout cela fondé sur des idées très vagues: de sorte que nous courons chez le professeur
Albertoni que nous ne trouvons pas: on nous dit de revenir à midi, nous recourons via Zamboni au laboratoire de physiologie voir un autre professeur que nous
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ne trouvons pas plus. Enfin dans une demi
[-]heure il nous faudra regaloper chez
Albertoni! Ce bon
Alfred est toujours bouillant & affairé, comme tu le vois. — Pour en finir avec ce qui concerne
Alfred, il attend avec impatience ta lettre concernant les deux
Burne-Jones en question!
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— Maintenant je me recueille pour te relater mes impressions depuis une semaine. J'ai finalement (après huit jours d'attente) reçu ma malle & c'est avec un plaisir que tu conçois aisément que j'ai retrouvé en bon état mes Huysmans, mes Flaubert, mes Balzac & mes Villiers de l'Isle-Adam, & mes manuscripts. Je commence à me remettre à la besogne littérairement parlant: j'ai assez bien de loisir ici: on sort relativement peu & les distances sont fort courtes & je n'ai d'autre occupation pressante que l'étude de l'Italien. J'ai donc commencé à bousculer mon plan de "la Vie impossible" & j'ai été épouvanté de l'énorme travail d'un remaniement sérieux. Depuis deux ans que j'ai commencé l'ouvrage, mes idées, mon style, tout s'est modifié, a évolué: je suis choqué réellement par un tas d'impuretés, de phrases lourdes, de tirades de mauvais goût: je trouve qu'il y a beaucoup trop de déclamation, de l'enflure, quelque chose de turgescent, comme un effort impuissant, & qui fait mal à lire! Je crois que je me déciderai à supprimer tout ce qui a encore l'air d'une action, tout fait trop positif, trop précis & que je ne laisserai subsister que l'action psychique, que la suite des états d'âme, le développement succesif des pensées. De plus toute la partie du milieu je la supprimerai, comme tu l'as conseillé, & je la remplacerai .... par ce que je l'expliquerai tantôt, car voilà l'heure d'aller chez Albertoni qui sonne. A tantôt, j'espère qu'on ne nous interrompra plus.
3 heures
Nous sommes allés chez Albertoni, qui est un aimable type d'une quarantaine d'années à peine, parlant très mal le français, & dont le visage est perpétuellement tiré par un tic nerveux désagréable au premier moment. Il demeure à un 2d étage qui n'est guère luxueux: le plus petit de nos médecins a un cabinet plus élégant & mieux aménagé. On se demande à quoi attribuer cette espèce de pauvreté: à la gêne universelle de l'Italie ou,
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comme le faisait supposer Buys, à un désintéressement causé par le dévoûment à la science? En tous cas nous n'avons point appris grand'chose chez lui quant à notre situation à venir, cependant Alfred s'est un peu rassuré.
— Je reprends mon sujet de tantôt. Ce qui précède les dernières 50 pages de la Vie impossible sera donc remplacé par une suite de chapitres taillés en plein rêve, si je puis dire. Voici comment à peu près j'ai formulé la pensée dominante de cette partie: "l'Art accoutume Maurice à vivre hors du monde commun; il ne se trouve plus à son aise que parmi le monde de l'imagination; l'ambiance normale le gêne: il a la sensation d'être d'une essence différente. Désirs, action, tout se concentre dans le cerveau, sans se réaliser extérieurement: toutes ses aventures sont imaginaires. Il ne vit que les jours où il est seul avec la fiction (au théâtre, au milieu de ses livres, etc): moments de trêve où il rencontre ses fantômes familiers ....." Cela continue sur ce ton de métaphysique transcendante & ce qui me fait superlativement enrager c'est que seules ces expressions métaphysiques me viennent à l'esprit, que je griffonne des pages d'idées obscures, mais sans réalité objective qui puisse m'aider à les fourrer dans des phrases, à les faire saisir: les idées sont là mais sans forme, sans image visible qui les rendent saisissables à autrui. A certains moments cela me décourage de voir l'énorme quantité de labeur où l'on s'épuise en vain pour exprimer sa pensée qui ne prend pas forme, pour traduire ses conceptions incertaines; à d'autres moments, c'est pis encore, je deviens insouciant, je flâne, je remets au lendemain trouvant que cela ira mieux qu'aujourd'hui.
Surtout dans ce pays de somnolence on est étrangement porté à la paresse. Toujours ce ciel bleu, toujours cette chaleur, ces ombres dorées, cette joie de couleur .... On a beau ne pas être matérialiste il faut avouer que tout cela influe joliment sur nos dispositions, sur nos occupations journalières; la nourriture aussi: ce perpétuel emploi du vin produit une suite d'excitations suivies d'autant de somnolences: jamais je n'ai eu autant envie de me coucher & de dormir après le déjeuner, ce à quoi je résiste héroïquement du reste.
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— Le dimanche est aussi bête ici qu'à Bruxelles: l'après-midi tous les magasins sont fermés & l'on ne voit plus sous les arcades qu'une suite de grands volets d'allures diverses. Les braves gens vont en famille au Giardino di Margherita entendre la musique municipale qui ne vaut guère mieux que nos pompiers. Le jardin est beau et grand: en fait d'attractions on y trouve une petite pièce d'eau d'un contour assez complexe sur laquelle évoluent de misérables barquettes: mais tu ne peux t'imaginer l'aspect cocasse des gens qui se promènent en barque sur cette flaque: ils semblent naviguer dans une vieille casserole sur une mare à canards! Et dire qu'on a voulu mettre un jour un bateau à vapeur sur cet idyllique crachat!
— Nous avons été avant hier & encore hier soir chez Bruers, un Belge qui a fait ses études au collège "dei Fiamminghi" et est resté à Bologne où il est maintenant directeur de la maternité. C'est un bon zig d'une cinquantaine d'années, médecin très occupé, ce qui fait qu'on le trouve rarement chez lui. Détail caratéristique: est abonné à la Chronique. Sa femme est une Bolonaise, dans les quarante à ce que j'estime, laquelle porte le doux nom de Pia & a été très jolie dans son temps, il paraît: à présent c'est une personne extrêmement aimable, très vive, parlant avec une volubilité extrême, gesticulant beaucoup comme la plupart des italiennes, levant les yeux au ciel, se récriant, poussant des exclamations:
Oh! mio buon, buon giovanni ..... molto, molto bella, etc. Elle adore fumer le cigare & se contente de la cigarette quand il n'y a rien de mieux. Sa fille a 19 ans, charmante aussi, parlant très passablement le français, causant beaucoup: assez jolie, elle n'a point du tout le pur type italien: ses cheveux blonds bouclés, la forme de la figure rappellent qu'elle est quelque peu des nôtres: en revanche les chairs fermes & la belle ampleur de la poitrine trahissent l'origine italienne. Elle ne fume que la cigarette. Il paraît que c'est l'usage général ici parmi les femmes: cela ne vous fait pas prendre pour une femme émancipée, comme chez nous.
— Samedi en revenant de chez Bruers (nous étions trois, Köttlitz était indisposé) nous avons rencontré via Zamboni, en nous acheminant vers notre demeure, une jeune personne qui nous a murmuré
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un mot doux quelconque: nous avons répondu à cette aimable avance, Walravens — toujours brutal — lui demandait même combien ça coûtait pour coucher avec elle: à quoi elle ripostait qu'on ne pouvait pas coucher avec elle — jamais, jamais! Elle parlait un très vague français, mais connaissait mieux l'Allemand & se disait polonaise. Pas la tête italienne, du reste, une balle trop ronde pour cela, plutôt germanique. Elle divaguait passablement & voulait absolument aller boire, mais comme nous jugions qu'elle avait très suffisamment bu, nous nous sommes contentés de lui servir des cigarettes qu'elle a empochées. Nous l'avons accompagnée chez elle: pas du tout l'appartement classique des putains: un grand lit il est vrai dans la chambre à coucher, mais c'était le seul indice: son salon (si on peut l'appeler ainsi) fort simple avec de vulgaires chaises et affiché au mur un "Sonnetto" quelconque comme on en fait ici à toute occasion principalement pour les "lauréats" de l'Université. Quant à la putain, pas fardée du tout, mais absolument pas[,] & pudique comme une vierge belge: on avait beau lui dégraffer son corsage elle le rajustait toujours avec un soin minutieux, puis elle rigolait, prétendait que nous étions des "Romagnoli" (la terreur des habitants de Bologne), se mettait à chanter des romances sentimentales et voulait à tout prix jouer au dominos: pendant ce temps nous la tripotions: elle se défendait, songe un peu! serrait les cuisses qu'elle avait énormes du reste, griffait quand on allait lui chercher les seins. La scène était cocasse & quelque peu sale: & j'éprouvais au fond de moi ce mélancolique plaisir que l'on trouve à remuer ses plus bas instincts & à se rabaisser soimême à ses propres yeux, car l'on se sent attiré quoique l'on veuille, par la simple matérialité de l'acte, poussé par le rut simplement charnel, sans la moindre curiosité d'âme, sans même une recherche de sensations rares.
— J'achève mon récit: la typesse voulait bien un de nous mais pas tous les trois: car elle se civilisait maintenant & ne prétendait plus qu'on ne pouvait pas coucher avec elle. Elle demandait bien cent francs, mais c'était une simple hyperbole. — Pour conclure nous nous sommes levés dignement & nous avons pris
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congé de la douce personne qui nous voulait faire payer un franc pour la lumière. Nous l'avons quittée non sans que Walravens toujours chaud lui ait promis de revenir le lendemain. Donc hier matin Alfred s'est dirigé vers... Cythère... seulement un quart d'heure après il en revenait refroidi: la putain ne voulait pas à moins de "Dieci Lire"! Et le portemonnaie de ce cher Alfred étant sans doute plus vide que ses couilles n'étaient pleines, notre ami a été stoïque et s'est abstenu!
— En somme tout ceci est fort digne d'étudiants bruxellois disais-tu & dans toute l'aventure (si on peut abuser de ce nom) il n'y a guère de trait de couleur locale que la pudeur & la naïvité, quasi, de la putain susdite. Cela enchantait De Raet qui trouvait sa soirée très agréable, très originale!
—
De Raet t'enverra les lettres que tu lui demandes, mais il réclame des prospectus d'abord
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— Tes engueulades avec
Brans[3] me réjouissent beaucoup: seulement ne t'excite pas inutilement pour écraser des gens qui déjà de naissance & irrémédiablement sont plats comme des punaises! C'est vrai qu'on prend plaisir à en torcher un de temps à autre, mais l'on épuise ses forces & l'on se dépense en discussions & j'ai toujours eu l'orgueil de croire que ma pensée valait un peu plus que la leur & que les productions de mon cerveau avaient un peu plus d'importance que les opinions qu'ils peuvent avoir. Je connaissais déjà les exploits de ce bon
Mane qui m'a écrit dernièrement une longue tartine où il me confie entre autres choses qu'il renie les turpitudes qu'il a osé proférer contre le pessimisme, que lui-même devient de plus en plus Schopenhauerien, etc Diable!
— Je te plains d'être tombé dans les mains redoutables de Lonchay: devoir s'enliser des mois durant & même des années dans le règne d'Albert & d'Isabelle, erédieu! j'aimerais autant descendre vivant dans une fosse d'aisance, même celle du collège où l'on doit être pourtant joliment étouffé par l'ammoniac! — Moi je fainéante ici & j'ai devant moi une longue perspective de jours paisibles: en effet les cours ne recommenceront que le 2 Décembre: cela à cause des élections qui ont lieu en novembre: or la plupart des étudiants sont électeurs & il en
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vient à Bologne de toutes les parties de la péninsule! Naturellement le 2 Décembre ouverture solennelle: il faut encore une semaine ou deux pour se mettre en train! seulement au bout de ces deux semaines viennent les vacances de Noël: de sorte qu'on ne reprendra sérieusement les cours que le 12 janvier (je n'invente pas!)! & encore sérieusement est une exagération: rien ne se passe sérieusement dans ce pays-ci. Il paraît qu'il y a beaucoup d'étudiants qui ne viennent qu'à Pâques. Et les cours finissent à la fin de mai & les examens sont terminés le 20 juin! Peut-on encore prétendre que nos étudiants belges sont paresseux?
— J'ai fait tirer ma balle chez un photographe de Bologne: j'ai envoyé l'épreuve à ma mère: elle te l'aura peut-être montrée. Moi, je ne me plais guère:! Il est vrai que la photographie est en soi quelque chose de si idiot que l'on n'en peut pas exiger plus qu'elle ne saurait fournir. En tous cas, je t'enverrai ma tête: ce sera pour ma prochaine lettre, au plus tard.
Ce soir nous allons au "teatro del Corso" voir une opérette: Pompon, musique de Lecocq[,] libretto de Chivot & Duru! Ce n'est pas très "couleur locale" mais enfin!! ...
— Comme j'ai des loisirs (soi-disant, enfin) je vais me mettre à apprendre l'Anglais avec l'aide de Lodewijk à qui j'inculquerai du latin en revanche. Le même Lodewijk a emporté avec lui presque tout Ibsen: j'ai lu Die Kronprätendenten que je ne connaissais pas encore & je me suis attelé à Kaiser und Galiläer qui me semble diablement touffu & jusqu'ici ne m'enchante pas autant que Brand par exemple. — Le jeune & doux Köttlitz qui ne sait à quoi passer son temps vient vider ma bibliothèque: il n'a pas avalé moins de 4 Huysmans & un Balzac en quatre ou cinq jours. Nom de Dieu! ce que je souffre de voir profaner ainsi ceux que j'admire! Et dire, après cela, que ce ridicule & prétenéieux petit morpion prétendra avoir lu Huysmans & Balzac!
— Nous avons été nous promener il y a quelques jours à la Madonna di San Luca, une église située sur la montagne, à laquelle on parvient par une longue galerie d'arcades. Sur tous les escaliers il y a des mendiants plus ou moins difformes: certains portent de grands manteaux rouges: ce sont ceux qui
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ont représenté les apôtres à je ne sais quelle cérémonie annuelle qui se passe à Bologne — De là[-]haut la vue est très étendue: on a Bologne à ses pieds & au[-]delà une immense plaine sans un pli de terrain, sans une ondulation. De l'autre côté les Appenins qui s'élèvent graduellement plus solitaires & plus nus. Le terrain est d'une teinte blanche qui réverbère fortement le soleil & chauffe énergiquement les vignes.
— Au revoir, cher ami: il faut que je te quitte: cet ineffable
Agostino va venir nous embêter. A bientôt la suite de nos impressions journalières que je t'écris, tu le vois, pêle-mêle comme elles me viennent à l'esprit. Je te serre bien cordialement les deux mains, très cher & j'espère que
Lonchay te laissera au moins le loisir de m'écrire. Bonne chance avec
Julia Cuypers.
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