Bologne 1er - 2 novembre - Minuit
Cher Gust,
Je puis enfin te parler quelque peu de littérature italienne: je viens de lire en grande partie un livre de poésies qui vient de paraître intitulé:
Fatalita.
[1] L'auteur est une femme
Ada Negri qui a eu une enfance toute de pauvreté et de misère, n'est pour ainsi dire jamais sortie de son village et est encore, à l'heure qu'il est, malgré la notoriété commençante, institutrice de petits enfants! Il n'est donc guère étonnant que ses poésies aient une tendance socialiste bien marquée. Elle a même pour une femme une singulière énergie d'inspiration & une passion souvent très féminine il est vrai. Ce qui est beau surtout chez elle c'est une sorte de culte élevé pour la douleur qu'elle aime comme quelque chose de saint, de fortifiant. Je cite: voici la première pièce du recueil, intitulée
Fatalità:
1.
Questa notte m'apparve al capezzale
[*]
Una bieca
[*] figura.
Ne l'occhio un lampo ed al fianco un pugnale,
Mi ghignò
[*] sulla faccia. — Ebbi paura.—
Disse: "Son la Sventura."
[2]
2.
"Ch'io t'abbandoni, timida fanciulla,
Non avverrà giammai.
Fra sterpi e fior, sino alla morte e al nulla,
Ti seguirò costante ovunque andrai."
— Scotati!
[*]... singhiozzai
[*]
3.
Ella ferma rimase
[*] a me dappresso
Disse:"Lassù
[*] sta scritto.
Squallido
[*] fior tu sei, fior di cipresso,
Fior di neve, di tomba e di delitto.
Lassù, lassù sta scritto."
4.
Sorsi gridando
[*]: — Io voglio la speranza
Che ai vent'anni riluce,
Voglio d'amor la trepida esultanza,
Voglio il bacio del genio e della luce! —
T'allontana, o funesta. —
5.
Disse: "A chi soffre e sanguinando crea,
Sola splende la gloria.
Vol sublime il dolor scioglie all'idea,
Per chi strenuo combatte è la vittoria."
Io le risposi: — Resta. —
Dans la pièce suivante elle indique aussi les traits dominants de son inspiration. — Voici 2 strophes de cette pièce intitulée: Senza nome:
....... Io son la rozza
[*] figlia;
Dell' umida stamberga
[*];
Plebe triste e dannata è mia famiglia,
Ma un'indomita fiamma in me s'alberga
.... Sui vecchi tremanti e affaticati
Sui senza pane, piango;
Piango sui bimbi
[*] gracili e scarnati;
Su mille ignote sofferenze piango
[3]
Mais où je la préfère c'est dans ses poésies passionnées où se révèle son tempérament d'ardente italienne. Elle a alors des exclamations brûlantes tout à fait méridionales. Par exemple dans Birichino di Strada (gamin de rue). Elle décrit ce gamin jeune et vicieux, abandonné sur la rue, sans surveillance, parmi tous les mauvais instincts. Que deviendra-t-il, se demande-t-elle avec compassion, finira-t-il à l'atelier, en prison ou à l'hôpital? Alors elle s'écrie
.... Ed ecco, vorrei scender ne la via
E stringerlo sul core,
In un supremo abbraccio di dolore,
Di pietà, di tristezza e d'agonia;
Tutti i miei baci dargli in un istante
Sulla bocca e sul petto,
E singhiozzargli con fraterno affetto
Queste parole suffocate e sante:
["]Anch'io vissi nel lutto e nelle pene,
Anch'io son fior di spina
[*];
E l'ebbi anch'io la madre all'officina;
E anch'io seppi il dolor... ti voglio bene."
Où elle est plus brûlante encore c'est dans la pièce intitulée Son gelosa (jalouse) di te!...
Ti vidi un giorno — e di sospetto
[*] un palpito
M'arse la solitaria alma sdegnosa
[*],
Senza saper perchè:
Or ti conosco, e t'odio e son gelosa,
Son gelosa di te! ....
Va, sirena, e trionfa. A te di grazie
Molli e procaci ben concesse Iddio
[*]
Il fulgido tesor:
Va — sei bella e fatal come il desio.
Bianca fanciulla da le trecce d'ôr? ..
Voici les dernières strophes:
[4]
... Va, sirena, e trionfa. — A te di gioie
Intime il riso, e la bugiarda
[*] festa
Di dolci volutta;
Ma se cupo abbandono a me sol resta,
L'ira del fato su te pur cadrà.
Quando, solinga
[*], cercherai fra i ruderi
[*]
Muti e dispersi del tuo amor languente
L'ebbrezza
[*] che svani
[*],
Quando, fra i geli, invocherai l'ardente
Felicità d'un diì.
Ritta
[*] e proterva
[*] mi vedrai risorgere
Come vindice larva a te dinante,
Lieta del tuo dolor;
E riderò su le tue gioie infrante
[*],
Bianca fanciulla da le trecce d'ôr:
Poichè, superba di tue molli grazie,
Tu calpestasti
[*] il sogno
[*] mio di rosa
Sotto l'audace piè,
T'odio, balda
[*] sirena, e son gelosa,
Son gelosa di te! ....
La pièce intitulée Autopsia me fait supposer que la poétesse en question a lu Baudelaire: cela commence ainsi:
Magro dottore, che con occhi intenti
Per cruda, intensa brama
[*],
Le nude carni mie tagli e tormenti
Con fredda, acuta lama,
Odi. Sai tu chi io fui? ....
Le cadavre en question raconte donc au docteur les malheurs de son enfance, sa jeunesse misérable sans amours, sa mort à l'hôpital. Puis:
Come lucida e nera e come folta,
La mia chioma
[*] fluente!....
Senza un bacio d'amor verrà sepolta
Sotto la terra algente.
Come vergine e bianco il flessuoso
Mio corpo e come snello
Or lo disfiora il cupido, bramoso
Bacio del tuo coltello.
[5]
Fruga, sinistramente sorridendo.
Che importà? ... Io son letame
[*]
Cerca nel ventro mio, cerca l'orrendo
Mistero della fame!....
Scendi col tuo pugnale insino all'ime
Viscere, e strappa
[*] il cuore.
Cercalo nel mio cor, cerca il sublime
Mistero del dolore! ...
Je t'épargne les nombreuses poésies où elle évoque la misère des travailleurs, leur mort obscure, les ateliers, les machines meurtrières, etc, souvent avec des moyens un peu usés (le modèle de beaucoup de ces pièces me semble être dans Melancholia de Hugo Contemplations I).
[2] Puis les mêmes tours de phrases reviennent trop souvent, des rimes inévitables comme suol, sol, vol, etc. Par
[-]ci par
[-]là on rencontre la forme baudelairienne: la strophe de 5 vers dont le 5
me rerime le 1
er comme un écho affaibli et rêveur. — Dans une pièce intitulée
Sfida elle engueule délibérément le grand monde et l'interpelle:
O grasso mondo d'oche
[*] e di serpenti,
Mondo vigliacco, che tu sia dannato;....
Voici enfin une impression d'automne qui n'est pas mal: (pièce intitulée: Sola)
Langue d'autunno il solitario vespero
De l'âtre nebbie fra i cinerai veli;
Scendon l'ombre a le verdi solitudini
Giù dai lividi cieli.
Cadon le foglie volteggiando aeree
Da la fredda portate ala del vento,
Quai morti sogni. Erra per l'aure un brivido
[*]
Come di bacio spento.
[*]
Sui capelli di lei, ravvolti e morbidi,
Muta agonizza l'ultima viola.
Ella guarda laggiù fra i nudi platani,
Ritta, scultoria — sola.
[6]
Voilà de quoi te donner une certaine idée du livre. Tu m'écriras ce que tu en penses. J'espère que je ne t'ai pas donné trop de besogne en te transcrivant tout cet italien: c'est en somme facile à comprendre et comme je te sais philologue distingué je me suis borné à noter de temps en temps entre parenthèses la traduction d'un mot différent du français et ces mots[-]là sont relativement rares! — Je lirai sous peu les poésies de Leopardi.
— Tu recevras de moi cette fois une lettre encore plus longue que d'habitude: soutiens bien le choc! J'ai tant de choses à te raconter! Artistiquement parlant surtout; mais je remets la suite à tantôt: il est une heure et demie du matin. J'espère recevoir tantôt ta lettre hebdomadaire. J'ai l'envie de ne pas me coucher, une extravagance comme une autre. Demain c'est le jour des morts (mironton, tonton, mirontaine, Requiescant in pace, air connu!): nous allons au Campo Santo déposer des fleurs sur la tombe de Moortgat le seul des étudiants au collège qui soit mort ici; il n'avait guère que 22-23 ans: il a attrappé le typhus en allant soigner des typhoïdes — et il en est mort.
[3]
Bonsoir! je vais lire du Balzac!
Mercredi 2. 1 heure après-midi.
Je me suis couché tantôt à 3 heures du matin et me suis levé à 7, de sorte que j'ai un sommeil terrible! Nous avons roulé ce matin en voiture jusqu'au Campo Santo: il diffère beaucoup de nos cimetières: c'est une ancienne "Certosa": un dédale de vastes galeries, de cours entourées d'arcades: le long des murs sont des monuments, la plupart en marbre sculpté avec cet étonnant et phénoménal mauvais goût qui distingue la sculpture italienne moderne. Nous avons souvent gueulé ensemble, boulevard Anspach, à la vue d'infamies polychromées originaires de ces parages. Mais c'est ici que tu aurais pu déployer ta verve de moqueries: tu ne peux t'imaginer une pareille accumulation de compositions idiotes: tombeaux aux portes entrouvertes , statues de Saturne tenant le Sablier, anges attachés aux coins d'un tombeau par un pli de leur draperie, rien n'y manque. On y voit aussi des bustes de braves messieurs en habit noir et décoré (je suppose que c'est un habit noir, quoique taillé dans le marbre il soit complètement blanc), des bas reliefs cocasses, une statue de Murat en costume militaire travaillé
[7]
jusque dans ses derniers détails brandebourgs, broderies, etc. Et s'il est une matière qui se prête mal à rendre nos costumes modernes, c'est bien le marbre. A d'autres endroits on use des supercheries habituelles à l'Italie: on peint sur les murs un sarcophage, des colonnes, quelques anges, et le tour est joué. J'ai même vu peintes deux espèces d'inquisiteurs rouges, la tête baissée, sombres et méditatifs. Des gens moins cossus forment sur la tombe la photographie du mort, d'autres même mettent un portrait à l'huile. L'abondance des fleurs ce jour[-]là est indescriptible: on les tresse de mille façons: en couronne, en coeurs, en croix, en coussin, en gerbe, en monument même! Mais ici comme partout règne le goût le plus détestable: beaucoup d'ostentation, et c'est tout! A côté de chaque tombe on installe de hauts cierges. Vers les 10 heures du matin la prêtraille de l'église vient se promener dans tous les couloirs et bénit les tombes. Tout cela est curieux parce que très différent de nos moeurs, mais beau, point du tout!
— J'ai reçu ta chère lettre tantôt et j'y ai lu avec beaucoup d'intérêt tes diverses aventures féminines: fais donc bien mes amitiés à cette chère Madame Namur, dite Miss Mousseline qui m'a laissé un très agréable souvenir. — Tout ce que tu me dis du livre de Rémy de Gourmont m'allèche extraordinairement: ce que je me payerai un bonne tranche de littérature en rentrant à Bruxelles! "Ich sehne mich schon nach Brüssel", je regrette mon travail tranquille et libre et l'exercice introublé de ma pensée: depuis quelques jours surtout je ne sais plus me receuillir tant mes nerfs affolés tressautent mais je te parlerai de cela ultérieurement. La chair est triste hélas! et j'ai lu tous les livres (air connu).
A propos de livres, revenons en à Balzac: j'ai avalé Séraphita récemment:
[4] l'as-tu lu et trouves-tu ça beau? Moi je trouve ça tout simplement rasant: c'est d'un "extérieur" qui agace: Balzac n'était pas le type qu'il fallait pour rendre des élans mystiques. L'ascension du Falberg au premier chapitre — ainsi que d'autres passages — ressemble à du
Péladan par l'emploi abusif d'un merveilleux de rencontre. Quant au personnage de Seraphita qui disserte sur les théories et les ouvrages de
Swedenburg, il est tout simplement embêtant. Les visions de
[8]
la fin sont d'une faiblesse étonnante. — En revanche j'ai lu Jésus-Christ en Flandre,
[5] qui m'a enthousiasmé! Puis "Melmoth réconcilié"
[6] où l'on trouve des choses superbes mais que j'avoue ne pas saisir dans son ensemble. Enfin l'Elixir de Longue Vie
[7] dont la fin semble quelque peu grotesque.
— Mais assez de littérature: passons à la peinture. J'ai été revoir, seul et tout à mon aise enfin, le musée de peinture: décidément toute cette école de peinture bolonaise est ce que l'on peut rêver de plus froid, de plus académique, de plus truqué. Tu ne peux t'imaginer une telle déclamation de corps énormes, de muscles exagérés: les moyens de Michel-Ange sans son génie, une telle convention dans la disposition des personnages, quelque chose d'aussi théâtrale: du Raphaël sans sa perfection et sa vie; dans tous les tableaux religieux les nuages semblent de carton peint: on dirait tout à fait les apothéoses au théâtre. Et ces gens avaient la déplorable habitude de couvrir de leur peinture de nombreux mètres carrés de toile! — Détaillons-les: de tous, Guido Reni est le meilleur metteur en page, celui qui connaît le mieux les ressources du métier: il est froid conventionnel et sans vie, mais il n'est pas ridicule. Parfois il a des sujets bien cocasses: celui-ci entre autres: "Samson victorieux qui fait jaillir de l'eau d'une mâchoire d'âne avec laquelle il a tué les Philistins". Le tableau a cette forme-ci: [[zie schets]] à peu près; au milieu le corps nu de Samson courbé en arc: un bras maintenant très haut la mâchoire d'âne; l'eau lui jaillit dans la bouche, tout comme un garçon de café pour montrer son adresse vous verse de très haut le mazagran de rigueur. Au pieds de Samson dans le crépuscule de vagues Philistins crevés. Après Guido Reni viennent les Carrachi: le meilleur incontestablement c'est Annibal: il a une Assomption de la Ste Vierge d'une belle couleur et où l'on trouve quelques jolies têtes, pas saintes du tout par exemple! Les deux autres Carrachi Lodovico et Agostino sont tout à fait croûtards: il y a du premier une transfiguration de Notre-Seigneur totalement ridicule avec un Jésus[-]Christ aimable danseur qui fait des pointes sur un nuage, tandis qu'à terre deux énormes types athlétiques sont agenouillés dans une attitude stupide.—
[9]
Mais le plus truculent de l'école, celui qui exhibe le mauvais goût le plus absolu, c'est Domenico Zampieri: il a entre autres un martyre de St Agnès où on peut agréablement contempler le bourreau plongeant son couteau dans la gorge de sa victime tandis que celle-ci gueule démesurément. Il affectionne du reste ces scènes: il a un martyre de St. Pierre de Vérone qui n'est pas moins drôle .. Le Francia ne vaut guère mieux: c'est une peinture froide aux tons crus et secs.— Parmi les anciens tableaux, peu nombreux du reste, on en trouve quelques-uns de curiéux: un enfer tout peuplé de diablotins, qui supplicient des corps attachés à des roues: un grand diable symbolique tenant du chat furieux les protège de ses ailes: dans le ciel, même multiplication de figurines, rangées en bon ordre comme une angélique milice. Malheureusement le tableau est placé très haut.
En dehors de l'école bolonaise, le musée ne contient guère que le Raphaël dont je t'ai déjà parlé, un Perugin, un Vasari glacial, quelques esquisses de Tintoret d'une couleur morbide, un ou deux Parmigianino, de vagues tableaux des écoles vénitienne et florentine, de rares rableaux flamands et allemands.— Une collection intéressante d'eaux fortes; du Lucas de Leyde où on voit la Passion du Christ: un bon Christ vieux, fatigué, fourbu, d'une résignation abêtie, des Albert Dürer que tu connais sans doute; les 7 péchés capitaux d'un certain Galzio Enrico (1558-1617), représentés par des femmes en divers attitudes ayant toutes le ventre bizarrement contourné, comme si elles dansaient la danse du ventre. La Gourmandise est représentée par une vieille maquerelle volumineuse aux chairs bouffées et ballottantes absolument répugnantes — Décidément je crois que ce qu'il y a de mieux dans ce musée, c'est ce qui n'est pas Italien!
Vendredi 4 Novembre. Minuit et demi
Et maintenant parlons un peu des femmes! Rien ne semble si passionné que les Bolonaises, si ardent: on le constate aisément au théâtre par exemple. Je les ai vues jouer La Mascotte et Dona Juanita au Teatro del Corso d'une manière qui chez nous serait taxée de tout à fait licencieuse: les actrices sur la scène s'embrassent, se pelotent, s'enlacent d'une manière
[10]
si brûlante que les spectateurs du loggione (le Paradis) applaudissent, gueulent et se permettent toutes sortes de remarques indécentes: quant aux déshabillés ils sont bien aussi "chauds" que ceux que l'on voit chez nous et les figurantes sont en général de meilleure complexion que les nôtres.
Passons à une autre preuve de l'ardeur des italiennes: ici je te sers une aventure putassière caractéristique. Mardi, jour de la Toussaint, l'après-midi nous passions par hasard par une rue proche de la via Guerazzi, et sur le pas d'une porte étaient deux putains qui nous souriaient agréablement. Je ne sais qui propose d'entrer. Nous entrons. Nous venions de déjeuner et le vin échauffait quelque peu les têtes, celle d'
Alfred surtout. Je t'épargne la description très détaillée de nos manoeuvres: nous rivalisons de saleté.
Alfred en prend une dans ses bras et s'échauffe considérablement. L'autre, on l'étend sur une table, on lui pelote les seins, on lui relève les jupes et on lui maintient les jambes pour voir son con et autres exploits que tu devines (réclame encore les contes 14).
[8] [9] Jusqu'ici tout cela est fort vulgaire, mais voici le curieux: ces deux femmes jouissaient, paraît-il, avec une intensité foudroyante, elles se tordaient littéralement! Voilà ce qui ne se conçoit pas: comment jouissant ainsi elles ne sont pas brisées à la fin du jour quand une demi
[-]douzaine de types leur ont passé sur le corps. Problème! Pensée!—
[10] La probable conclusion de ceci, tu la tires toi-même, et j'ose à peine la formuler: moi, idéaliste de profession, littérateur raffiné, fatal et hamleteux, rêveur d'amours impossibles et de vie idem, moi, oui moi-même, en personne, je vais peut-être... finir dans les bras d'une putain, ignoble en somme! Ne m'engueule pas mon cher ami: pousse le rire de l'esprit malin et répète
[-]moi la phrase de Flaubert:
"... mais la littérature mène loin, et les transitions vous font passer sans qu'on s'en aperçoive des hauteurs de l'Art aux
[11]
profondeurs du con." Aussi bien ce n'est plus supportable: ma chair me hurle en moi-même, je suis horriblement excité, nerveux, malheureux; plus moyen de me receuillir, de rassembler mes idées, de me mettre au diapason d'âme nécessaire pour poursuivre mon oeuvre. Ah! Nom de Dieu! n'aurai-je donc pas le courage de faire ce que je veux une bonne fois et dois-je abandonner sans retour l'oeuvre de deux années de travail à laquelle je n'ai plus que la dernière main à mettre? Ah! que cela m'agace, cette vie forcée au milieu de la vulgarité, ce perpétuel et nauséeux contact avec ce qu'il y a de plus bas, de plus bête, de plus vil! Je ne me couche plus maintenant qu'à des heures indues, afin de pouvoir au moins me recueillir quelque peu, écrire à ceux que j'aime, et rêver. En revanche je ne me lève plus avant 9 heures! Ce régime bien entendu m'est détestable: j'ai depuis deux jours les yeux battus et cernés comme si j'avais fait la noce! Décidément suis-je si différent des autres et me sera-t-il à tout jamais impossible de m'adapter à ce monde que je déteste? Et dire que c'est en riant que je suis obligé de supporter tout cela, que moi-même il faut que je m'abaisse et que je paraisse aussi brut, aussi cynique que mon voisin! J'aurais certes gagné ma part du paradis s'il en existait un!
Mais en voilà assez de toutes ces misères dont je ne devrais pas même te parler et auxquelles moi-même je devrais être indifférent!
J'ai reçu avec plaisir les nouvelles des réunions du jeudi.
[11] Je voudrais encore y être: je me rappelle avoir passé là quelques bonnes soirées surtout quand
Raway et
Kefer y étaient: il m'intéresserait bien de faire connaissance avec les nouveaux. Je souhaite vivement être de retour à la fin de juin afin de pouvoir au moins une fois être des vôtres.
J'ai écrit une lettre à Raway en lui envoyant ma balle. — Idem à ce terrible Mane de Bom qui m'a répondu poste pour poste! Il me déclare que ma tête "est celle d'un individu embrassant d'un oeil de condor tout l'univers; "une tête synthétique." (Mince!). Il prétend que j'ai l'air "d'un Norvégien, un fils d'Ibsen p[ar exemple], avec une toute petite dose d'affardissement dans le regard de l'oeil gauche." Comment
[12]
la trouves-tu celle-là? ça ferait supposer que je suis vaguement louche, insinuation contre laquelle je proteste!!!
Tous les matins et tous les soirs, je rappelle à De Raet qu'il doit t'écrire les lettres promises; mais c'est en vain et je crois que j'y perdrai mon latin. Lodewijk a la tête en feu et la queue idem, veut faire des conquêtes féminines, va au théâtre, se promène, est toujours dehors mais ne fait rien de ce qu'il annonce: ainsi mes leçons d'Anglais je les attends encore, et je crois bien que ce que j'aurais de mieux à faire, c'est à m'échiner sans son secours. Il y a aussi des Gascons sur les bords de l'Escaut!
— J'ai de nombreux projets de voyage pour cette année: à Noël voyage à Florence, au Carnaval voyage à Rome et à Naples (il y a des réductions sur les trains de plus de 50%. Billiets valables pour 15 jours); à Pâques j'irais peut[-]être à Venise. — Enfin au mois de juin retour direct et précipité vers Bruxelles. Je ne flânerai pas en route, je t'assure!
— Ce soir, nous avons été chez Bruers où nous sommes invités dorénavant une fois par semaine. Soirée pleine d'un doux gagaïsme: j'ai élevé des chateaux de cartes pour amuser le plus jeune des gosses, j'ai fait son thème latin au suivant: nous avons joué aux cartes et nous avons écouté mademoiselle massacrer au piano la Cavalleria rusticana et autres italianeries du même goût. Petite réunion intime qui s'est prolongée jusqu'à minuit. Juge quelles doses d'abrutissement je dois supporter!
— J'ai lu avec grand plaisir ce que tu me dis de KVMRIS, les séances sont bien curieuses. J'en attends la suite avec un intérêt concentré!
— J'ai acheté les poésies de Leopardi et Dante. Je sors encore assez difficilement de la Divine Comédie, mais en piochant cela marchera. Quant à Leopardi je t'en parlerai la fois prochaine.
— Sur ce, cher vieux, je te quitte à regret: il est près de deux heures du matin et je finirais par t'ennuyer par mes interminables bavardages. Allons! Au revoir! écris-moi toujours longuement: tes lettres me consolent de la Bêtise
[13]
humaine au front serein qui me poursuit partout! Fraternelle poignée de mains de ton
P.S. La semaine prochaine je te parlerai des comtesses!