Firenze. — Martedi 20 Dicembre 1892.
Cher Gust,
Tu sais, toi qui as été témoin de toutes les aberrations de ma cervelle, qu'il fut un temps où je souhaitais qu'il m'arrivât des choses extraordinaires qui rompissent la monotonie de mon existence. Eh bien! il m'est arrivé une aventure de voyage, & nom de Dieu! je ne souhaiterais plus de la revivre — je serai déjà bien heureux si elle n'a pas de conséquences graves ultérieurement.
Ce petit préambule, je l'espère, va t'allécher considérablement, aussi suis-je décidé à te laisser griller quelque peu avant de te raconter ce qu'il promet.
Je t'ai écrit que nous comptions partir à 2 1/2 h. du matin dans la nuit de dimanche à lundi: nous ne l'avons pas fait, parce que je me suis trouvé avoir mal digéré & avoir la fièvre pour m'être couché immédiatement après mon dîner.— Nous avons pris le train de 7 h. 50 du matin, un train omnibus qui met 4 heures pour aller de Bologne à Pistoja (90 km. environ). On traverse les Appenins, pays sauvage et triste, mais d'aspect assez monotone. Ce n'est que quand on arrive au versant toscan que l'aspect est franchement beau, surtout grâce au soleil intense & au ciel bleu italien, tel que je te l'ai déjà écrit. De Bologne à Pistoja il n'y a pas moins de 48 tunnels!
Sans nous arrêter à Pistoja nous sommes allés à Lucques, une très vieille ville curieuse qui a plusieures églises romanes, le Dôme
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entre autres qui est très beau, & une église byzantine, et du reste d'amphithéâtre romain. Autour de la ville une promenade sur les remparts, fort jolie d'où l'on voit tout autour les montagnes enveloppant la ville toute bleue et or sous le soleil déclinant.
Cette promenade autour de la ville nous a même fait manquer le train à la grande fureur d'
Alfred[1] avec lequel je me suis engueulé passablement
[.] Nous en avons été réduits à manger là & à écouter un salut. C'était le dimanche, tout le monde se promenait: & il y a énormément de jolies filles à Lucques.
Vers 7 heures nous quittions la ville pour nous rendre à Livourne. Là on nous avait recommandé l'hôtel Giappone. Mais à la gare un employé de l'hôtel de Milan nous accroche & nous propose une chambre pour nous trois à 2 frs.
Alfred &
Hermann[2] se laissent tenter par ces propositions économiques, malgré mon opposition, timide du reste, car je n'aime pas les disputes.
Hôtel du 3m ordre cet hôtel de Milan, la chambre pas mal du reste, mais où l'on sentait la putain un peu dans tous les coins: je fais même cette plaisanterie de prétendre que c'est une maison de passe!
Nous sortons, nous allons faire un tour au port où des matelots veulent absolument nous faire faire un tour en barque, à 9 heures du soir!! On ne voit rien que de vagues ombres de navires & un phare tournant. Nous visitons la ville, une ville toute moderne, stupide, avec de grands cafés, des statues de Garibaldi, de Vittorio Emmanuele, etc. & beaucoup de putains.
Nous rentrons: Alfred a le gosier sec: on nous sert un fiasco de Chianti dont Alfred & Hermann font une ample consommation, moi j'en bois moins à cause de mon estomac qui est légèrement patraque. Nous montons à notre chambre. Tu connais l'état épileptique dans laquelle se trouve Alfred quand il a quelque peu bu, ce qui t'aidera à te faire comprendre la scène qui suivit.
En haut une petite servante nous conduit dans la chambre en portant les bougies: Alfred se met à la peloter, Hermann l'incite, la petite rigole. On entre dans la chambre. Je ne sais lequel de mes deux amis ferme la porte à clef: le tripotage continue, Alfred surtout, tu le conçois, pétrit véhémentement la servante.
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Moi je reste à l'écart, étant plus calme & n'ayant pas grand goût pour les servantes. Mais voilà que la patronne qui était sur le palier tandis que la petite nous accompagnait se met à taper sur la porte en criant Maria! Maria! On se fout d'elle, on crie un peu. La petite qui rit toujours veut s'échapper tandis qu'Alfred & Hermann la turlupinent encore. Mais le bruit redouble, de l'extérieur & on entend le patron qui gueule à son tour d'une voix furibonde. Enfin Alfred ouvre: irruption du patron, rouge, exaspéré suivi de diverses femmes & de deux militaires. Une scène terrible que tu te représentes d'ici. Nous, irrités de notre côté, nous protestons & nous fermons nos valises pour décamper de cette boîte. Le patron promet de nous laisser partir si nous payons la note; il l'a salée, comme tu comprends: tout y est à des prix exorbitants. Nous payons, même la chambre dont nous ne nous sommes pas servis, mais le type ne nous a pas moins enfermés & un agent de police arrive. Et nous voilà forcés de nous rendre à la "questura". Les femmes s'y rendent aussi: la patronne a sans doute bien catéchisé la servante, car celle-ci déclare qu' Alfred a essayé de la violer & que nous deux nous l'avons maintenue sur le lit pendant ce temps!!! La patronne prétend que nous sommes restés enfermés pendant 10 minutes: enfin un tissu de mensonges. Alfred proteste avec véhémence, moi je suis malade d'angoisse, j'ai bien cru que j'allais tomber faible. On fait venir des témoins, les deux soldats entre autres qui nous ont assuré qu'ils avaient déclaré que la scène n'avait pas duré deux minutes. Mais pouvons nous nous fier au dire de ces italiens. Enfin après deux heures d'interrogatoires en sens divers et après avoir été engueulés par le type qui nous interrogeait nous avons été relâchés vers minuit et nous avons été nous loger dans un hôtel convenable, où nous avons fort mal dormi d'un sommeil horriblement agité, comme bien tu penses.
Je t'achève ce qui concerne cette histoire: toute la matinée d'hier nous avons couru par Livourne pour trouver le consulat belge, sans succès. Nous ne nous y sommes pas attardis ayant hâte de quitter cette ville de malheur[.] Ce matin notre premier soin a été d'aller chez le consul belge à Florence, lequel consul ne reçoit que de 4 à 6 heures. Nous y sommes retournés à 4 heures & nous avons vu le consul qui est un gros homme
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peu loquace, mais qui a l'air d'un brave homme. Il nous a dit qu'il ne croyait pas que l'affaire aurait des suites puisqu'on nous avait lâchés & que nous n'avions dû signer aucune déposition, que s'il arrivait quelque chose nous n'avions qu'à l'avertir, qu'il arrangerait l'affaire, que l'hôtel de Milan à Livourne était un hôtel assez mal famé où l'on allait loger avec des femmes. Enfin il nous a rassurés assez bien & Alfred est sorti de l'état de prostration où il se trouvait: il voulait déjà se suicider, craignant d'être condamné à de la prison.
Conclusion personelle & égoïste de toute cette histoire: 1r il vaut mieux aller dans les premiers hôtels, on sait ce qu'on paye et on est à l'abri des affaires de chantage; 2d quand on n'a pas avec soi un ami sûr & de même caractère que soi, comme toi par exemple, il vaut mieux voyager seul: on n'est responsable que de ses propres sottises.
— Et maintenant rentrons dans les sphères sereines de l'Art.
Pise que nous avons visité hier a un coin admirable où sont réunis le dôme, le Baptistère, le Campanile & le Campo Santo. Cette précieuse architecture de marbre blanc incrustée de pierres polychrômées avec des milliers de colonettes et son aspect quelque peu moresque est admirable se détachant sur le ciel bleu, lumineux et pur. Du haut du Campanile la vue est admirable; on voit toute la ville inondée de soleil, couverte d'une buée de lumière d'où saillent des tours & des dômes. A quelque distance les monts Pisans & les Appenins nettement découpés, déserts, sans végétation, avec des prés blancs de gel saillant par ci par là, les faisant ressembler à des Alpes en réduction.
Nous avons trouvé Florence enfoncée dans du brouillard depuis 5 jours, mais dans un vrai brouillard londonien, ce qui épate les Florentins eux-mêmes & gêne joliment nos idées romantiques sur Florence. Autant que je l'ai pu voir jusqu'ici c'est une ville tout simplement admirable, incomparable: il y a là une accumulation de monuments & d'oeuvres d'Art qu'on peut à peine s'imaginer: les statues se promènent quasi dans les rues.
Nous avons passé 4 heures aux Uffizi & nous n'avons fait que parcourir le musée. Aussi je ne saurais encore guère te traduire mes impressions. Il y a en tous cas d'admirables Sandro
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Botticelli, des Ghirlandajo, des Cosimo Rosseli superbes, Raphaël a un diablement beau portrait de Jules II: mais en général ses madonnes ne parviennent pas à m'émouvoir. Mais les courtisanes du Titien sont belles, crénom. Dans la "Tribuna" la salle où sont réunis ce qu'on considère comme les plus parfaits chefs d'oeuvre il y a un Christ de Lucas de Leyde qui est colossale, je t'en reparlerai. Quant à la Vénus de Médicis, elle m'embête!
Ce gigantesque Musée des Uffizi communique de plus par une longue galerie, par un interminable corridor tout garni de portraits avec le musée du palais Pitti qui est de l'autre côté de l'Arno. Que de journées je vais passer là-dedans!
Ce palais Pitti est d'une architecture titanesque: c'est comme une accumulation de rocs mal dégrossis entassés par des géants.
— Bonsoir, mon cher ami, je te quitte: je suis fatigué de toutes les émotions de ces dernières journées. Ecris-moi sous peu ici. Voici mon adresse: Hôtel de l'Alliance. — Via Curtatone 4.
Je te serre vigoureusement tes deux chères mains de frère. Bien à toi
Giacomo
Pardonne le griffonnage; je ne sais si tu trouveras pas ma lettre remplie de fautes, mais je n'ai pas le courage de me relire.
J[acques ]D[welshauvers]