Bologne, vendredi 30 Décembre 1892.
Cher Gust,
Me voici revenu de Florence depuis hier soir & à même de recueillir un peu mes souvenirs: j'en ai tant, me semble-t-il, j'ai tant d'impressions à te communiquer que je ne sais par quel bout commencer.
Mais d'abord je m'empresse de te dire que j'ai trouvé en rentrant une lettre de toi qui m'attendait & que j'en ai encore reçu une ce matin, ce qui m'a fait grand plaisir. J'y répondrai dans la suite de cette épître qui menace d'être longue.
Je crois t'avoir parlé dans la lettre que je t'ai écrite de Florence, de Pise, Lucques, etc. & même t'avoir dit un mot de l'aspect de la ville des fleurs.
[1] En commençant je note deux désillusions, ce sont les seules, heureusement. D'abord le beau climat de Florence: des dix jours que j'y suis resté, il n'y en a
pas un dont j'ai pu me dire complètement satisfait: d'abord il a fait du brouillard, ensuite il a plu, puis le ciel dégagé il s'est mis à souffler une brise glaciale, ensuite le ciel s'est rembruni, il a continué à faire froid, puis il a de nouveau plu — & quand il pleut là il fait à peu près aussi sale qu'à Bruxelles — & il est tombé de la neige sur des collines très proches de la ville (à Florence même il est exceptionnel qu'il neige même une fois par an). Seconde désillusion: ce sont les Florentines aux faces angéliques: pas une belle femme à voir dans toute la ville, je n'en ai pas vu une. Et des Italiens m'avaient du reste déjà signalé
[2]
la chose. Voilà qui est épatant, quand il y a tant de belles filles à Lucques, par exemple. Je soumets ce phénomène ethnologique à tes méditations.
Et maintenant montons au Piazzale Michel-Angelo & payons-nous le panorama de Florence: dans l'ample vallée la ville s'étend: un enchevêtrement de toits de cette teinte particulière très mate plutôt noire que rouge qu'ont les tuiles italiennes, coupé en deux par l'Arno, dominé par la masse du Dôme & du Campanile qui semble faire pièce avec lui. La grande coupole du Dôme construite par Brunelleschi surtout est écrasante & c'est autour de ce point[-]là que se concentre l'image de la ville, dans la mémoire. Les autres tours & édifices ne se remarquent plus dans l'ensemble, à coté de cette énorme assise monumentale. Seule la tour du Palazzo Vecchio se distingue encore avec son bon aspect rébarbatif de forteresse & sa galerie à mâchicoulis.. Ce que l'on voit ensuite c'est l'Arno qui décrit une insensible courbe & le Ponte Vecchio avec ses maisons aux volets verts si bizarrement suspendues au-dessus du fleuve. Au[-]delà on le suit encore vers l'ouest le long du bois des Cascines dont la main brune s'étend sur la rive droite, puis au milieu de sa belle plaine fertile, toute parsemée de blanches maisons qui bordent les grandes routes, s'éparpillent à l'aise & semblent aussi loin que la vue porte prolonger Florence. Sur les deux versants des villas escaladent la montagne, surgissent gaies, éclatantes des bosquets d'oliviers aux feuillages argentés; l'on voit les églises de Fiesole sur la colline la plus proche; au-delà les sommets s'élèvent, deviennent plus déserts, se couvrent de neige. Florence semble enveloppé par le vaste amphithéâtre des Appenins.
Ce qu'il ne m'est pas possible de te décrire c'est le charme de cet ensemble, l'air d'aisance & de bonheur de cette vallée où il semble que la vie doive être si facile. Il y a vingt aspects de Florence aussi beaux, & plus beaux, toujours variés tout le long du Viale dei Colli, sur le Monte Oliveto, à Bello Sguardo, à la Certosa, au jardin Boboli, à Fiesole. Mais il faudrait revenir ici au printemps pour bien voir le côté "nature" de Florence — & même pour ce qui concerne le côté Art ça ne serait pas plus mal, car, détail prosaïque, il fait glacial dans les musées.
[3]
— La suite de ma lettre à demain: il est minuit & j'ai décidé, révolution virile, d'aller me coucher tous les jours à minuit & de me lever à 8 heures du matin. Hein? que c'est beau pour un paresseux de ma trempe?! Tant que ça dure!....
Samedi 31 Décembre.
Mes amis sont allés réveillonner chez Bruers: moi je joue toujours l'absent: j'ai dû hier & aujourd'hui écrire de nombreuses lettres de nouvel an ce qui m'a passablement embêté & je suis heureux de me trouver seul & libre de pouvoir à mon aise continuer à te parler de Florence.
C'est généralement de la Piazza della Signoria que l'on rayonne dans toutes les directions pour voir la ville. C'est là qu'est le Palazzo Vecchio dont je te signalais l'aspect de forteresse, une grande fontaine avec l'inévitable Neptune, la Loggia dei Lanzi sorte de vaste portique sous lequel s'abritent trois rangs de statues exposées là en plein air à la vue de tous: c'est d'un effet unique & semble révéler une intromission directe & constante de l'Art dans la vie même du peuple: il y a là un Persée de Benvenuto Cellini, en bronze, un merveilleux éphèbe aux formes élégantes, monté sur un piédestal précieusement ornementé; de l'autre côté un enlèvement des Sabines de Jean de Bologne, un groupe savant d'un art compliqué, avec de belles harmonies de lignes spiralées: ça n'est plus la vigueur d'inspiration des premiers temps, on y sent le travail médité, la combinaison cherchée, mais c'est beau malgré tout, comme un riche motif ornemental.
Ici j'ouvre une parenthèse pour te dire que de tous les sculpteurs, c'est Donatello qui me semble le plus grand et surtout le plus près de nous: il ne recule point devant les expressions violentes, le mouvement, l'animation, le caractéristique: au musée national toute une salle contient de ses oeuvres originales ou des reproductions de ses oeuvres. Puisque je n'ai pas eu le temps d'aller revoir cette salle ni de l'étudier en détail j'en ai gardé une impression profonde. Un St Jean Baptiste ascétique, maigre, décharné, avec une tête malade d'exalté est effrayant. Un buste d'homme, peint, est d'un bizarre effet, trop vrai, trop vivant peut-être! Dans un genre tout autre des amours dansants, en haut relief sont merveilleux. Dans une mise en tombeau en bas
[4]
relief les femmes échevelées lèvent les bras au ciel, hurlent, désespérées... Mais je dois avouer que je n'ai plus très bien tout cela devant les yeux & que mes souvenirs pourraient manquer d'exactitude. Il ne me reste qu'une confuse impression générale: celle d'avoir été stupéfié d'admiration, de m'être senti petit, écrasé par la hauteur du génie.
Il faudrait rester plus d'un mois à Florence pour bien voir, pour se classer dans la tête les impressions reçues, pour connaître, posséder ce qu'on a vu.
Mais je reviens à la Piazza della Signoria: vers l'Arno s'étend, formant un rectangle incomplet, ouvert du côté de la Place l'immense palais des Uffizi.
De l'autre côté, en suivant la via Calzaioli on parvient à la piazza del Duomo où l'on voit le Dôme, le baptistère & le Campanile de Giotto.
Je dois avouer que je préfère de beaucoup nos sévères & religieuses églises gothiques aux églises florentines. Celles-ci sont trop ornées & je n'aime guère leurs marbres blancs, noirs, rouges combinés en motifs ornementaux, répétés du haut en bas des murs, ce polychromisme lapidaire si je puis employer cette expression aux mots barbares; les fenêtres aux colonnettes torses à l'ornementation très fouillée sont charmantes; mais je les préfere au Campanile de Giotto où tout ce style est employé plus sobrement. Où l'on en voit l'excès c'est dans la façade moderne où l'on a repris tous les motifs anciens, mais où on les a accumulés sans discernement ce qui fait un peu ressembler la façade à une pièce montée. L'intérieur est grand, sombre, mais peu intéressant. On y vient contempler l'énorme coupole, cette espèce de vaste demi-oeuf qu'on regarde avec stupéfaction en se demandant comment ça tient. Le choeur est placé sous la coupole, et non pas comme dans nos églises. J'ai passé là bien des heures le jour de Noël, quand il n'y avait rien d'autre à faire que d'errer dans les églises, la ville étant tout à fait morte & tous les musées fermés ce jour[-]là. Le baptistère a ses fameuses portes de Ghiberti dont je ne te parlerai pas; ce serait renouveler des admirations banales. L'intérieur a des parties curieuses avec des restes de byzantinisme, des mosaïques représentant des saints au-dessus des premières colonnes.
[5]
Cet art byzantin me plaît assez jusqu'ici: il y a des gens qui ne voient dans les mosaïques que les attitudes raides des personnages, le manque d'expression, etc. C'est de la critique pédantesque, me semble-t-il. Cette raideur est majestueuse; ces personnages précieusement ornés sont bien orientaux & l'on songe devant certains Christs à d'anciennes idoles païennes, à d'énormes & mystérieuses divinités babyloniennes. Puis la mosaïque a quelque chose d'immuable que ne possède pas la peinture, un éclat de parure précieuse, une vie qui semble ne devoir plus finir.
Y en a-t-il des églises à Florence! Sta Maria Novella, Sta Croce, S.Lorenzo, Sta Annunziata, Sta Maria del Carmine, S[an] Michele: j'avoue qu'elles se confondent dans ma tête & je ne saurais plus guère te parler d'une façon un peu intéressante de toutes les fresques que j'y ai vues. A côté de S[an] Lorenzo est la chapelle des Médicis, une extraordinaire salle, haute, à coupole, d'une richesse inouïe, bardée de toutes les espèces de marbres toscans, portant au bas les écussons des principales villes toscanes, écussons de marbre, d'onyx, d'albâtre, de corail, de grenat, de lapislazzuli, de malachite d'un admirable travail[.] Cela donne une belle idée des riches de ce temps-là. Quand on compare l'emploi que les richards font aujourd'hui de leur argent, ça empêche fort de gober le progrès!
C'est là aussi dans la Sagristia nuova que se trouvent les tombeaux de Laurent & de Cosme de Médicis par Michel-Ange. Ces oeuvres-là ne sont point au-dessous de leur réputation: tu les connais par les reproductions bien que ces reproductions suppriment un élément de beauté: le poli du marbre et le ton un peu jauni qu'il a pris par le temps. Les deux figures achevées la Nuit & l'Aurore sont superbes avec leurs deux mouvements opposés l'une se repliant toute dans cette "pose étrange" dont parle Baudelaire, l'autre s'éveillant, s'éployant, s'étirant presque douloureusement.
Le cloître de St Marc, également devenu propriété de l'état & musée est bien intéressant pour étudier les oeuvres de Beato Angelico. Tu sais que longtemps avant de partir pour l'Italie, j'en rêvais de celui-là!
Je l'ai trouvé à peu près tel que je me le représentais: j'ai relu tantôt le passage de la "Vie impossible" (te rappelles-tu?)
[6]
où j'en parlais: je n'y changerais pas grand'chose si je le devais réécrire aujourd'hui. Les personnages de Beato Angelico ont bien l'air de pureté, de béatitude céleste qu'on s'imagine. Ils ne sont ni bien variés, ni bien compliqués, ce sont les pauvres d'esprit auxquels le royaume des cieux appartient; ils ont souvent l'air naïf & même très borné. Une grande fresque représentant le Calvaire est fort belle et d'une composition très simple: à peine un soupçon de groupement; des personnages auréolés, disposés de manière qu'on voit distinctement & séparément chacun d'eux ayant diverses attitudes de la douleur, la douleur calme, s'entend, sans grands cris ni lamentations violentes: les uns prient, d'autres se cachent le visage, d'autres lèvent les yeux au ciel, la vierge défaillante, pâle, les yeux fermés est soutenue par les femmes (tu peux voir ce groupe[-]là reproduit séparément au musée des reproductions: c'est une des bonnes copies que je connais.) Le Christ la Croix reste beau, les cheveux blonds tombant sur les épaules, la barbe blanche bien soignée, l'air triste plutôt qu'amer: il reste dieu, en dépit du supplice humain. Toutes les cellules du couvent (il y en a une cinquantaine) ont leur fresque, chaque couloir en possède: les sujets sont peu variés: différentes scènes de la passion, une Annonciation, un Couronnement de la Vierge parfois. La façon dont les sujets sont traités est uniforme aussi: le Christ a toujours le type que je viens de t'indiquer: enfant avec son auréole coupée d'une croix rouge, sa tête bouclée, blonde, au front divin, au regard déjà céleste, sa robe brodée avec amour d'ornements d'or, enchâssée de pierreries, il y a quelque chose de byzantin, il est paré comme un petit monarque oriental (il faut voir p[ar exemple] aux Uffizi un tableau représentant sur fond d'or la Vierge avec l'Enfant Jésus, très caractéristique à ce point de vue). Plus tard Jésus apparaît vêtu de blanc, majestueux, brillant d'une candeur céleste & tous s'agenouillent devant lui. Dans une ou deux cellules, on trouve, sous verre, de ses petites compositions sur fond d'or, patientes & minutieuses comme des peintures de missels: ses anges surtout, on voit qu'il les peignait avec amour dans leurs longues robes rouges ou bleues patiemment orfèvriés, extasiés en Dieu, ravis en d'interminables contemplations. — Aujourd' hui, voilà la décadence! les copistes de métier qui abondent à Florence installent, aux Uffizi, leur chevalets tous les jours devant ces anges, et les copient, les copient encore, et toujours:
[7]
& on les voit s'étaler à vingt fenêtres, étonnés de se trouver dans ce milieu profane, & sans doute ils font la joie de nombreuses anglaises qui les emportent précieusement au-delà de la Manche!
— J'interromps encore une fois ma lettre car voici déjà un quart d'heure que j'ai entendu retentir le coup de canon annonçant que l'année 1893 a commencé. C'est ça dont je me fous par exemple, pensant que les jours se suivent et se ressemblent. Il est vrai qu'aujourd'hui je devrai cracher des sous & graisser la patte à un certain nombre de types. Ce que ces sous-là seraient plus intelligemment dans mon porte-monnaie! Y a-t-il des gens qui vont se la souhaiter bonne & heureuse aujourd'hui, sans en croire un mot! Et comme nos voeux à nous sont sincères, nous nous abstiendrons de les faire, hein?
Dimanche 1er Janvier 1893.
Aux Uffizi j'ai pu suivre le développement de la peinture italienne depuis l'origine jusqu'au siècle classique, depuis les crucifixions byzantines avec leurs grands Christs rudes aux yeux ouverts jusqu'au temps des Vénitiens. — Le catalogue, que je te montrerai à mon retour, n'est pas mal fait surtout en certaines parties & donne parfois des indications précieuses: il est cher par exemple! 3 frs pour un catalogue qui n'est peut-être pas de moitié aussi gros que celui de notre musée!
Giotto & son école ne se peuvent bien connaître que par les fresques dans les églises; de Beato Angelico je t'ai déjà parlé. — Ceux qui intéressent le plus ce sont les peintres du quinzième siècle depuis Cosimo Rosselli, & particulièrement Botticelli, Ghirlandajo, Fra Filippo Lippi & Filippino Lippi. C'est chez eux que se montre le plus l'esprit de la "rousse & flexueuse" renaissance comme dit à peu près Huysmans dans sa petite étude de Bianchi laquelle me semble très bien indiquer le caractère de cette période. Chez Fra Filippo Lippi ce mélange de Christianisme & de paganisme s'opère déjà. Ses vierges sont souvent d'un type vulgaire, ses bambinos ont de grosses têtes d'enfant, des corps bien étudiés & sans grâce: mais déjà apparaissent les longues robes flottantes aux plis incertains qui donnent à la démarche quelque chose d'indécis, de léger, de nuageux, qui se retrouve à un si haut point chez Botticelli; & aussi l'étrangeté des yeux d'une couleur incertaine,
[8]
transparents & troubles, aux regards énigmatiques qui donnent une impression de malaise. Ce que j'ai vu de plus beau de lui c'est à l'Académie des Beaux Arts un couronnement de la Vierge, dont je manie précieusement en t'écrivant, une magnifique reproduction, photographie au charbon (ça m'a coûté 8 frs.: on se paye du linge quoi!), où les plus fins détails de l'original se retrouvent délicatement nuancés[.]
Deux groupes d'anges, à droite & à gauche, vers le fond sont merveilleux: ils portent de grands lys qui s'épanouissent au-dessus de leur têtes très blancs, très candides vers le fond à bandes azur & outre-mer successives: mais il faut regarder ces têtes une à une, jolies souriantes, extasiées, des têtes enfantines, des têtes de jeunes filles, des têtes rêveuses d'une expression chancelante qui n'ont plus la béatitude bornée des têtes de Beato Angelico, qui cherchent au-delà, dans l'infini on ne sait quelles inconscientes. Parmi les vierges du groupe de l'avant[-]plan, il en est une regardant de face, qui suggère de subtiles & troublantes pensées: elle a une figure rondelette, toute jeune, une adorable figure d'enfant, la bouche petite, les yeux grands ouverts au regard d'une hardiesse naïve; ces yeux se posent sur vous & ne vous quittent plus: on est forcé de les contempler & l'on se demande ce qu'ils veulent, ce qu'ils désirent, quelle curiosité est au fond d'eux, quelle muette interrogation[.] Ce n'est pas une ignorance d'enfant qu'ils expriment, ils n'ont pas l'impudeur de la totale innocence; ils ne sont du reste pas d'une enfant; c'est bien une femme qui vous regarde ainsi, car son corps est bien formé & sous la robe qui clairement les divulgue on suit les rondeurs du buste. Bizarrerie ambiguë: elle est enfant & femme tout ensemble, païenne & chrétienne, sainte & perverse: et ce sont des pensées coupables que sa vue éveille, des pensées de plaisirs impermis & raffinés, de voluptés angoissantes aiguisées par des remords & des sacrilèges.
Mais je te décris cela bien lourdement: les mots ne rendent pas de telles sensations. Tu verras la chose beaucoup mieux à mon retour quand je te montrerai la reproduction & tu la comprendrais encore mieux si tu pouvais voir le tableau même.
Sandro Botticelli me ravit davantage encore: je n'essayerai pas de te décrire ses têtes d'anges longues aux cheveux sculpturaux, aux prunelles indéfinissables, qui sourient & rêvent, si énigmatiques.
[9]
Il est de ses tableaux devant lesquels on demeure immobile, captivé, oubliant tout; on se perd dans une contemplation interminable sans pouvoir définir ce qui attire ainsi. Quand je tente de définir l'impression qu'ils font je ne trouve aucun mot: j'ai mal à la tête rien que d'y songer. A l'Académie des Beaux-Arts il en est un: Tobie & les trois anges que je ne puis oublier. Il faut voir s'avancer ces quatre personnages sur une route grisâtre, parmi un paysage crépusculaire s'avancer d'un pas léger, du pas des fées, chacun suivant son rêve vague: Tobie les yeux interrogateurs levés vers l'Ange femme qui le mène par la main et baisse ses paupières vers lui; à gauche l'Ange cuirassé, armé de pied en cap, l'épée haute regarde devant lui fixement; à droite un autre ange plus féminin, plus séducteur, coquet & souriant un peu. La couleur a des douceurs de teintes si harmonieuses: des violets éteints qui se marient avec l'acier aux éclats voilés de l'armure, entre autres.
A l'Académie des Beaux-Arts également est la fameuse Allégorie du Printemps que j'ai trouvé inférieure à ce que j'attendais: d'abord le tableau a beaucoup souffert: des bleus ont tourné au vert; les chairs ont pris des tons de vieille cire peu agréables; des insectes indiscrets ont foré de nombreux petits trous dans le bois. Puis à droite l'espèce de monstre bleuâtre qui représente le vent soufflant entre les arbres est assez grotesque, la plupart des têtes de femmes sont très vulgaires: la meilleure est celle que tu peux voir reproduite au musée du cinquantenaire, toute parsemée de fleurs.
Aux Uffizi il a des tableaux de forme ronde: la Vierge avec Jésus & des anges qui sont de purs chefs-d'oeuvre: j'ai acheté des reproductions de presque tous ses tableaux qui te donneront une idée de son dessin, sinon de la couleur. Il a une Judith, un petit tableau, bien étrange, une Judith à l'allure vacillante dont la tête a une expression inconsciente & songeuse à la fois. Mais je n'en finirais pas si je voulais tout te décrire.
Domenico Ghirlandajo a l'inspiration plus régulière, plus égale, la conception plus savante que Botticelli, main non la même étrangeté: il s'écarte souvent des sujets bibliques: tel un enterrement d'un évêque dont plusieurs évêques portent le cercueil! C'est superbe d'expression, de mouvement, de composition: je ne vois guère en quoi le siècle classique a dépassé cela: il
[10]
fut autre, non supérieur. Au couvent de St Marc dont je te parlais hier, il y a de lui une Cène qui fait un rude contraste avec les peintures de Fra Angelico, sans ressembler à celle du Vinci, car les personnages y ont des attitudes calmes, rêveuses quelque peu dolentes, comme dominés par une fatalité inévitable qu'ils pressentent. C'est un fresque qu'au premier moment fait peu d'effet mais qui s'anime mystérieusement quand on la contemple.
Filippino Lippi lui semble avoir découvert le mouvement, tant il y tient, tant il l'exagère même. A l'Académie des Beaux-Arts une descente de Croix qu'il a conçue & qui fut achevée par le Pérugin est bien caractéristique à ce sujet: tous les personnages y exagèrent leurs gestes, prennent des attitudes contournées, semblent se donner dix fois plus de peine qu'il n'en faut pour accomplir un mouvement. Les pieds, les jambes, les bras, les corps tout remue: certains personnages ont l'air d'être des faiseurs de tours.
Puisque nous sommes à l'Académie des Beaux-Arts, qui a 3 salles contiguës bourrées d'oeuvres étonnantes, j'y ai vu une Madelaine d'Andrea del Castagno, maigre, décharnée, verte, aux haillons sordides, plus répugnante que la dernière des pauvresses, n'ayant pour toute richesse que son énorme chevelure qui lui pend presque jusqu'aux pieds & dans laquelle elle grelotte. Un StJean Baptiste qui lui sert de pendant est du même goût.
A l'Académie aussi un Christ en Croix de Luca Signorelli est grandiose: il n'y a au pied de la Croix qu'une femme accroupie qui de la main gauche s'accroche au bois infâme et a le bras droit tendu dans un grand geste de malédiction; au fond le désert blanc.
Pour ce qui concerne Léonard de Vinci — auquel tu t'intéresses — je dois t'avouer que je ne m'en suis pas occupé assez spécialement pour t'en parler longuement. Il a du reste assez peu de choses: une adoration des Mages restée à l'état d'esquisse & dont on ne distingue pas grand[-]chose; une annonciation qui est charmante autant que je me la rappelle, une tête de Méduse, quelques portraits dont un très beau portrait de femme.
Les Vénitiens m'ont beaucoup plu, mais à un point de vue presque purement sensuel: ils ont vraiment la peinture la plus voluptueuse, qui caresse en quelque sorte la rétine. Les belles Vénus,
[11]
disons mieux: les belles courtisanes du Titien réalisent l'idéal de la forme matérielle, le plus beau type de l'animal: homme. Elles sont toutes nues, étendues sur des lits d'apparat: leurs formes sont superbes & on les admire avec volupté; leurs chairs ont des courbes & des rondeurs harmonieuses, leur peau a une belle teinte chaude, ambrée. En les contemplant il ne vous vient que des idées de plaisirs riches & savourés à l'aise, d' existences patriciennes passées au milieu de belles oeuvres en compagnie de belles maîtresses. Plus de complications d'âme; plus de vices intellectuels, cachés dans des recoins d'âme. La religion aussi est passée au second rang: les Vénitiens peignent encore des sujets religieux, parce que c'est l'usage: mais le sujet y est chose tout à fait secondaire, dont ils pourraient fort bien se passer.
Aux Uffizi il y a une petite salle réservée à l'école hollandaise. Il y a là de petits tableaux qui sont des chefs-d'oeuvre. On entre dans un tout autre monde & apparaît un genre inconnu aux Italiens: la scène de moeurs. De Van Mieris quelques minuscules tableaux m'ont extasié: l'un: la Courtisane hollandaise: elle est à demi couchée, la tête sur le lit, sommeillant, son manteau fourré, négligemment jeté, sa robe de satin ouverte laissant les seins complètement nus. Dans le fond de la salle on aperçoit deux silhouettes obscures: la maquerelle qui discute avec un type le prix du baisage. C'est d'un faire minutieux et d'un intense sentiment de réalité prise sur le vif. De même Il vecchio amoroso dont je te transcris la description du catalogue: un vecchio in abito di eremita che prega una donna, la quale lo spugge e si accosta presso la tavola ave è una candela accesa, & le borse che il vecchio le ha offerte e che ella ricusa. Ce qui est impayable c'est l'attitude du vieux. C'est sa figure dont le rire paillard est grotesque, la lubricité de ces yeux qui regardent les seins de la belle bombant le corsage. Deux tout petits tableaux sont aussi bien remarquables d'un certain "Bamboccio (Van Laar Pietro)", telle est l'indication du catalogue. Connais-tu ce peintre? L'un "Una donna che carda il lino" une étonnante tête de folle qui rit la bouche largement fendue, les yeux égarés; l'autre un pauvre avec son chien, le chien sur ses pattes de derrière, montrant les dents & regardant avec deux yeux féroces.
[12]
— Je m'aperçois que ma lettre s'allonge démesurément & que mes quelques impressions menacent de prendre les dimensions d'un traité en plusieurs volumes. J'en aurais encore pas mal à te transmettre, mais je les remets à une prochaine fois: tu t'impatienterais de ne pas recevoir de mes nouvelles.
Quelques mots de réponse à tes deux lettres. Je m'intéresse toujours beaucoup à ce que tu me racontes de la fondation de Van Nu en Straks. Tu en apprends pas mal sur le monde littéraire, les petits cénacles, les basses rivalités de toute sorte: mais ces choses-là à à des tempéraments comme le tien ne peuvent faire que du bien: ça les cuirasse! J'ai reçu le prospectus, déjà avant mon départ,
[2] j'avais oublié je crois de te le dire: il est tout à fait chic, spoum! — A propos que devient
Mane: lui qui est généralement si prompt à vous répondre, il y a deux semaines que je lui ai écrit
[3] & je n'ai reçu de lettre de lui.
Les vers de Fonchaud
[4] m'ont doucement réjoui la rate. Ce qui ne me l'a guère moins réjouie, c'est de voir dans la
Revue universitaire:
"l'abondance des matières nous oblige à remettre au mois prochain le compte-rendu du livre de M. Ketels: Rythmes noirs & roses."[5] As-tu lu ce chef-d'oeuvre? Sinon, empresse-toi de le lire, tu te procureras quelques moments de douce hilarité.
Alfred[6] avait eu le malheur de dîner à Bruxelles je ne sais chez quel bourgeois en compagnie
[de] l'auteur, ce dont il a résulté qu'il a dû souscrire à l'ouvrage lequel est venu le poursuivre jusqu'à Bologne où nous avons cruellement rigolé aux dépens du bon jeune homme & aux dépens d'
Alfred qui "l'avait été" pour 2 frs!
— Que
mon frère[7] défende l'Art social, comme tu me l'écris, j'en reste épaté! Dire que dans ma correspondance avec lui la dernière fois qu'il a été en Allemagne il me soutenait mordicus & avec de nombreuses preuves à l'appui l'opinion diamétralement opposée! Merde pour l'Art social, nom de Dieu! Ce que ce mot social commence à me donner sur les nerfs
[.] Le bien
[-]être social, le droit social, les devoirs sociaux, le socialisme — la grande revanche sociale, c'est ce que j'y vois de plus clair.
Allons, bonsoir, vieux frère de mon coeur. Il est près d'une heure du matin & je bavarde encore & j'oublie les bonnes règles d'hygiène que je m'étais prescrites. Je crains bien que cette interminable lettre ne soit fastidieuse, maar enfin!... on fait ce qu'on peut.
Je te serre énergiquement les deux chères pattes.
Tuo Giacomo
.