Bologne, lundi 20 février.
Cher Gust,
Si nous causions un peu? Je viens de reprendre les cours à l'Université & je commence aussi à me remettre à "la Vie impossible", chose plus importante. Je n'ai encore rien écrit, mais je commence à mieux avoir dans la tête mon chapitre deuxième & les phrases viendront sans retard, je l'espère: il est temps du reste: je m'avoue que je n'ai pas fait grand'chose durant ces trois semaines de vacances.
Hier je me suis embêté très profondément: c'était le jour du "pranzetto" que l'administration du collège dans sa munificence nous offre au Carnaval: nous étions douze, presque tous étudiants: on a été d'un bête accompli comme bien tu penses. En fait de réjouissances spirituelles mes amis (?!) n'avaient trouvé rien de mieux de rédiger un menu cocasse — d'une bêtise à faire pleurer — & de se mettre en habit: non! mais tu vois nos balles respectives dans ce costume officiel portant, pour accentuer le grotesque, la casquette des étudiants de Bologne, une sorte de petite calotte rouge qui me faisait ressembler à Arabi-pacha. Ô Saint gagaïsme! Quand on a été installé à table, a éclaté soudain dans le corridor une discordante musique: c'était un violoneux & un guitariste, que nous avions loués pour la circonstance, qui nous écorchaient les oreilles. La fin du dîner a été marquée par un "brindisi" en vers qu'a porté don Luigi & une radieuse guindaille que j'ai commandée (ma réputation de chef de guindaille étant solidement établie ici!) Après quoi toute la compagnie est sortie pour aller s'embêter au Pallone; & moi j'ai fait "le coup du mal de tête" & je suis resté ici, me suis couché
[2]
& ai dormi plus de dix heures sans m'éveiller — Amen!
— J'ai reçu le dernier numéro de la
Revue universitaire. L'article de M
elle Salmen est intéressant:
[1] cette femme a une allure d'indépendance, dans sa façon de s'exprimer, qui me plaît. Il n'y a qu'une phrase qui m'a fait sursauter:
"C'était une nature bien douée, mais avilie, comme Henri Heine." Cet avilissement d'Henri Heine m'a toujours fait l'effet d'un sale cliché bourgeois. — L'article de M
elle Gatti de Gamond me fait chier,
[2] c'est le mot! Comme les idées sont fausses & comme la forme est prudhommesque.
"Grands devoirs sociaux, arbre de la science, dévouements historiques, les roses du visage, etc, etc" aucun poncif n'y manque: si c'est ça "l'art à la maison" qu'on veut enseigner aux femmes, mince! elles auront plus mauvais goût encore qu'aujourd'hui & ça n'est pas peu dire! Cet article m'a fait songer à bien des pages de Bouvard & Pécuchet dont je ne saisissais pas la portée. Quel tas de merde on veut accumuler sur nous sous prétexte de réforme sociale, émancipation de la femme, etc. — Mais ce que j'ai trouvé de plus admirable, de plus mirobolant, de plus foudroyant, de plus gigantesque, de plus horrifiquement philistin c'est dans l'annonce de l'Almanach de Gand cette question d'actualité incontestable:
[3] "Est-il vrai que le monde soit sur un volcan?" Non! cette phrase-là m'écrase. Tout épiques que voient Bouvard & Pécuchet ils n'auraient pas trouvé celle-là!
— Je viens de lire dans la Nuova Rassegna un résumé de la nouvelle pièce de Ibsen
[4]. L'as-tu lue? elle me semble bien curieuse. Mais je m'abstiendrai de t'en parler d'après un simple compte-rendu.
Mardi 21.
Je me suis mis à mon 2e chapitre de la Vie impossible: mais ça ne marche pas bien: ce n'est pas assez préparé, assez mûri. Puis c'est là que j'ai à exprimer les choses les plus bêtes & celles qui m'ennuient le plus: & il s'agit d'animer & de faire vivre tout cela. Et à ce propos j'aurais besoin de quelques renseignements (pardon de la corvée que je t'impose):
1
° Quels sont les bals qui étaient réputés à Paris outre Mabille vers 1830. N'y en avait-il pas un qui s'appelait la grande chaumière? Ne pourrais-tu revoir à mon intention dans Gavarni
[5] la partie intitulée "les Etudiants" (il me semble qu'il y en a un qui porte ce titre) & me donner les traits principaux de l'
étud[iant] qui en ressortent.
[3]
2
° Comment était l'
escolier?
[6] Pourrait-on le caractériser à peu près ainsi: "pauvre, debauché, cynique, volant les marchands, houspillant les bourgeois, rossant le guet, compère des mendiants & des filous."? N'en est-il pas question avec assez de détails dans Notre-Dame de Paris?
Tu me ferais grand plaisir en répondant à ces différents points quand tu auras le loisir. Je n'ai pas ici tout ce qu'il me faut pour me guider dans ces questions toutes de détail du reste. J'ai relu du Villon & du Rabelais à ce propos: ça donne bien l'atmosphère du temps mais les renseignements précis manquent.
— Rien de nouveau: il a fait aujourd'hui un temps gris, brouillardeux à crever de spleen.
Samedi 25.
Je n'ai encore rien reçu de toi, vieux bougre, ni ta chère lettre, ni le premier numéro de Van Nu en Straks qui pourtant doit avoir paru: à moins qu'il n'y ait eu de nouvelles difficultés? Cela m'inquiète. J'attends avec impatience.
Je commence à me remettre tout doucement à la besogne & il est bien temps car voilà presqu'un mois que je perds! J'ai écrit aujourd'hui une page en cinq ou six heures. Il faisait un temps étonamment triste: pluie, vent, froid, & ces temps-là paraissent ici d'autant plus lugubres qu'on n'y est pas accoutumé: rien de plus triste que Bologne quand le soleil est absent: il faut voir monter l'humidité le long des murs, écaillant les plâtres, dessinant dirait-on les contours de quelque immense carte géographique.
Je suis en train de lire le César Birotteau de Balzac: les traits du bourgeois y sont tapés d'une manière étonnante , mais Balzac ne s'est pourtant pas laissé aller à faire un personnage simplement grotesque de son Birotteau: il a des côtés de véritable grandeur presque d'héroïsme dans cette honnêteté naïve & imperturbable. Et comme tout ça vit intensément, comme ça fourmille de passion & d'humanité. Je t'en reparlerai quand j'aurai terminé.
J'ai commencé à lire du d'Alembert. La vie de cet homme me ferait aimer la tyrannie quand elle est exercée par des princes éclairés: il faut voir comment Frédéric II & Catherine de Russie traitaient d'Alembert, avec quelle admiration, quel respect ils lui écrivaient, & les offres qui lui étaient faites! Et dieu, qu'aujourd'hui l'on prend si peu garde aux spéculatifs! Un d'Alembert ne serait pas
[4]
tourmenté, c'est possible, mais il serait dédaigné & c'est pis: c'est plus froid!
Dimanche 26.
J'ai reçu ce matin enfin ta lettre: & je commence par t'engueuler parce que tu l'avais affranchie insuffisamment ce qui m'a obligé à payer 50 centimes pour l'avoir. Je ne l'ai lue du reste qu'avec plus de respect!!
Tu m'y narres bien des choses intéressantes, mais.... pas un mot de Van Nu en Straks & j'attends toujours le numéro que tu m'avais formellement promis pour cette semaine. Remember!
Ce doit être superbe au Salon des
XX.
[7] Nom de Dieu! Que ne suis-je là! Voilà plus de cinq mois que j'ignore absolument tout ce qui se fait en peinture: car en Italie c'est sous ce rapport "l'abomination de la désolation" & à Bologne plus particulièrement que partout ailleurs.
Etrange le Thorn-Prikker! Ce que tu m'en contes m'a positivement épouvanté intellectuellement parlant: je me suis demandé pour la première fois si Lombroso n'avait pas quelques peu raison dans son insolente hypothèse sur le génie. Encore un problème auquel j'ose à peine réfléchir: un de ceux-là mêmes du reste qui m'a poussé à faire ma médecine & à piocher la psychiatrie. Ces problèmes ont besoin pour être résolus de gens qui puissent en parler avec l'autorité du savant & la conscience de l'artiste.
— Merci de ton "offre de services" pour la Vie impossible: j'en use, comme tu l'auras déjà vu dans cette lettre.
— J'ai reçu avec une toujours même humilité chrétienne le prêche hebdomadaire que tu as insinué à la fin de ta lettre. Ah! mais! dis donc, je te trouve bon! que veux-tu que j'écrive à ma mère, si ce n'est mes états d'âme, l'humeur du moment, toute la portion "sentiment" de mon individu? Je ne peux tout de même pas lui conter qu'il a fait beau le lundi, qu'il a continué à faire beau le mardi, qu'il faisait encore beau le mercredi, etc. que les tendons du fléchisseur profond des doigts sont recouverts par ceux du fléchisseur superficiel, qu'Alfred s'est fait une entorse & que Hermann l'a massé, que c'était un beau spectacle?? Je ne puis pas me ronger philosophiquement tout seul; c'est bien le moins que je fasse un peu partager mes embêtements aussi bien que mes joies (elles sont rares!) à ceux qui m'aiment: ma mère serait cent fois plus triste de ne rien savoir de moi que de savoir que je m'ennuie. — Enfin (& ceci n'est plus de la plaisanterie)...
[5]
mais non! je me ravise! J'allais écrire une phrase atroce qui n'est cependant que l'énoncé d'une réalité indiscutable & commencer à remuer toute une boue de souvenirs: mais elle exhale décidément une odeur marécageuse qui t'empesterait à distance: tu sauras tout de même assez tôt ce que j'allais te dire! — Je te donne raison, là! Je suis décidément trop égoïste, sans le vouloir du reste, comme tout le monde. N'empêche que la vie est bien merdeuse? Et passons à un autre chapitre.
Cet autre chapitre ne sera guère long. Je n'ai rien de "sapide" à te raconter. J'ai commandé à Bruxelles des Dostoïevsky: Pauvres Gens, Souvenirs de la Maison des Morts & Crime & Châtiment. Ça m'aidera à bien passer la semaine.
Et si je reçois Van Nu en Straks je serai au comble de mes voeux. Je te réécrirai alors.
Sur ce, vieux bougre chéri, je te serre vigoureusement les mains & m'excuse de l'ineffable & transcendente bêtise de ma lettre.
Ton Giacomo
Annotations
[1] Ch. Salmen, 'Quelques réflexions sur la littérature hongroise [au XIXe siècle : Pötefi Sándor]', in: Revue universitaire, III, 6 (15 febr. 1893), p. 217-234. De titel werd geëmendeerd naar de inhoudstafel van de
Revue universitaire). Zie ook
brief 64.
[2] [Isabel] Gatti de Gamond, 'Projet d'un enseignement supérieur spécial pour les femmes', in: Revue universitaire, III, 6 (15 febr. 1893), p. 205-217.
[3] 'Nous recommandons vivement à nos lecteurs le 9e Almanach de l'université de Gand, cette intéressante publication, fameuse dans le monde universitaire, de Belgique et de France, à laquelle le Revue a déjà eu l'occasion de décerner ses plus élogieuses félicitations. L' Almanach de 1893 — qui paraîtra vers la fin de février — est dédié à M. Ch. Van Bambeke, président de l'Académie royale de Belgique et l'un des professeurs les plus sympathiques de la Faculté de médecine de Gand.
Cette fois-ci, l'intérêt qui s'attachait à cette publication dépassera l'attente de tout le monde.
L'application du referendum a permis aux étudiants de publier les avis des personnalités les plus marquantes de l'Europe occidentale sur une question d'une actualité incontestable: Est-il vrai que le monde soit sur un volcan? A côté de cette consultation, absolument unique dans son genre, paraîtront des études fort intéressantes de M. Leclère, professeur à l'université de Bruxelles; de MM. Louis Franck, avocat, et Albert Lévy, docteur en philosophie et lettres; en outre, une foule d'oeuvrettes littéraires charmantes dues à la plume de professeurs et étudiants belges et français, ainsi qu'un compte rendu illustré des fêtes universitaires de Liège.
Nous félicitons chaleureusement les étudiants gantois de leur généreuse entreprise et souhaitons à leur Almanach un franc succès.'
Zie de
Revue universitaire, III, 6 (15 febr. 1893), p. 247. Zie ook
brief 133 (
noot 1).
[5] Paul Gavarni tekende over de Parijse studenten 46 buitentekstplaten in een boek dat hij samen met
Grandville uitgaf en waarin verder ook nog werk voorkwam van een reeks andere kunstenaars. Het werk bevat o.a. 600 tekeningen van Gavarni; 112 van
Grandville en 528 van Bertall. Zie
Le diable à Paris. Paris et les Parisiens à la Plume et au crayon par Gavarni-Grandville, IV (Paris, J. Hetzel, 1869), p. 147-155: 'Les étudiants de Paris'.
[6] Eduard Ourliac, Physiologie de l'escolier. Vignettes de Gavarni (Paris, Aubert et Cie, 1841).