Cher Vieux, J'ai reçu ce matin ta lettre que j'attendais avec impatience depuis deux jours déjà: dorénavant je me conformerai à ton désir & je tâcherai de t'écrire de façon à ce que ma lettre te parvienne le samedi soir ou le dimanche matin. Pour le moment j'attends encore mes portraits, que le photographe devait me livrer aujourd'hui même, pour t'envoyer ma balle dans cette lettre. De plus je tâcherais de t'expédier une épreuve des "groupes" plus ou moins fantaisistes tirés au collège même avec l'appareil d'Alfred: cela est plus original & plus intéressant que les machines que commettent les photographes patentés!
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De Raet t'enverra sans plus tarder les lettres que tu réclames.
[1] Je le lui rappellerai encore si c'est nécessaire, afin qu'il ne néglige pas de rendre service à ses amis de là-bas!
Ainsi ton départ pour la Hollande est proche, enfin! Car voilà je ne sais combien de temps que tu es sur le point de partir: que dira ce suave Lonchay quand il ne pourra plus te faire subir la torture des archives? En tous cas je te souhaite bonne réussite pour ta Revue & j'espère que je ne tarderai pas à recevoir un premier numéro flamboyant!
A propos de Revue je ne reçois plus la Revue universitaire, bien que j'aie formellement écrit à Vinck que je restais abonné & qu'on devait me l'envoyer ici (je lui ai donné mon adresse). Enfin, s'ils ne veulent pas, merde! C'est pas moi qui serai
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désolé de ne plus lire leurs élucubrations, particulièrement celles de ce suave mais obélisqueux Sarolea que je conchie de tout mon cul en songeant qu'il pourrait empêcher mon frère d'obtenir la place qui lui revient! Est-ce que la multiplication des poux doctrinaires ne cessera jamais? Ces gens[-]là ont une force d'inertie réellement extraordinaire: on a beau buter de la tête contre eux, on se brise & ils ne bougent pas! Et dire qu'on doit user ses forces à de pareils obstacles, quand on pourrait mieux employer son activité.
L'Internationalisme, que l'on vante tant aujourd'hui commence par ce qu'il y a de pire au monde: la bureaucratie. La bureaucratie belge est déjà un chef d'oeuvre dans le genre, mais elle n'est rien à côté de la bureaucratie italienne: celle-ci est complète, entière, irréprochable! Il paraît qu'il y a des candidats à la chambre qui proposent de l'élaguer vigoureusement: il n'y aurait pas de mal. Mais la bureaucratie ne se laisse pas faire aussi aisément! — Ici l'Etat est si pauvre qu'il ne sait comment faire cracher des sous aux citoyens, tout est imposé: toute demande d'admission, par exemple, où que ce soit, se fait sur papier timbré! 60 centimes pour la caisse de l'Etat! L'octroi existe encore dans presque toutes les villes: Bologne ne conserve des murs que pour empêcher de frauder des marchandises!
La politique n'a pas l'air d'empêcher les gens de dormir, ici. Quand on songe que chez nous le préjugé courant c'est que les peuples du midi sont prompts, vifs, bruyants, révolutionnaires! Quelle illusion! Rien n'est plus paisible qu'un Bolonais! Cependant le bas peuple est assez rosse & joue facilement du "coltello", mais ce n'est point pour des motifs politiques.— Je ne pourrai songer avant longtemps à me rendre compte des moeurs de ce bas peuple, car il parle une langue qui ressemble plus au Volapük qu'à l'Italien & que les Italiens ne comprennent pas: je ne connais encore que deux mots de ce patois: c'est "teater bologneis" dont tu saisis le sens, & scotchmel (je ne sais au juste si cela s'ortographie ainsi) qui signifie: suce[-]la moi (pardon!!). Voilà de la couleur locale ou je ne m'y connais pas: comme tu vois je puis déjà entreprendre d'écrire un roman bolonais!
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J'ai fait connaissance de quelques étudiants d'ici: par l'entremise de Federico Marta le frère de notre professeur d'Italien. Et le seul résultat pratique en a été de me faire perdre une illusion de plus! Les étudiants sont partout les mêmes (encore de l'Internationalisme!). On n'est pas d'une heure avec eux qu'ils ont déjà entamé la conversation que tu devines & qu'ils vous racontent les mêmes crasses que les étudiants belges & dans les mêmes termes. Ils ne portent pas la casquette il est vrai, mais n'en sont pas plus propres pour cela. Ils parlent tous passablement le français & aiment à le parler (ça les différencie des nôtres!). Leur vie n'a pas l'air d'être fort occupée: si l'on sort le matin on les rencontre presque inévitablement: ils lisent leur journal, discutent un peu la politique courante, & font le Pavaglione autant de fois qu'il est nécessaire pour atteindre l'heure du déjeuner. L'après[-]midi je suppose qu'ils se repromènent au Pavaglione & le soir ils vont au caffè del Commercio ou au caffè delle Scienze s'incruster sur une chaise. Et je suppose qu'à toutes les occasions ils font une excursion platonique dans les bordels: c'est du moins ce qui est arrivé la soirée que nous avons passée avec eux. Ce tour des bordels s'appelle ici "une tournée artistique" (oh! profanation!): Dieu sait que de fois je la ferai encore avant huit mois d'ici! Nous voilà loin des duchesses, hein? T'écrieras-tu de nouveau! Très loin, en effet. Je finirai par croire que c'étaient d'imaginaires duchesses écloses dans les circonvolutions cérébrales de De Vriese! — Mais je ne te ferai pas grâce d'une seule putain & je te décrirai toutes les tentations de St. Alfred. Voici la dernière: il s'est établi non loin de chez nous une baraque très semblable à celles qui courent nos kermesses: une vulgaire baraque de bois décorée de peintures lubriques quoique horribles où l'on voit des femmes déshabillées qui exhibent des appas aux couleurs faisandées & ont une vieille loque de drap qui leur batifole devant le con. Cela s'intitule "il Teatro-Concerto Spagnolo & Sudanese" & l'on y danse Le grande Danze del Ventre (je t'envoie ci-joint le programme qui est écrit dans un style pompeux bien amusant). Donc nous nous sommes rendus avant-hier soir à la susdite baraque .....
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Jeudi 27.
Suite de l'histoire interrompue hier par notre leçon d'Italien — Donc nous nous payons aristocratiquement des places à 30 centimes & nous assistons aux ébats de 5 ou 6 jeunes personnes, d'un nain en habit & d'un nègre qui danse & tournoie avec une bouteille sur la tête. Les femmes passablement laides & crapuleuses, oripeaux fripés, maillots déteints, têtes mal peintes: l'une au lieu de danser la danse du ventre danse la danse du cul comme un authentique membre de L'Eclampsie. Celles qui dansent la danse du ventre, la dansent très mal grotesquement, péniblement: de plus elles sont accompagnées par un piano-orgue tout à fait vulgaire qui ne remplace aucunement ces bizarres instruments dont le son rappelle de sureignes crécelles & qui sont le véritable accompagnement de ces danses de caractère. L'être le plus intéressant est le fils du barnum, un Français de Pau qui vient causer avec nous & qui prend même un verre en notre compagnie au caffè delle Scienze. Il a un bon costume bleu à broderies dorées, une casquette d'astrakan sur la tête: il parle de la France, de Bruxelles, des femmes de Bordeaux, de ses traversées en mer, le tout avec une extraordinaire volubilité & en bagout propre au Français. Il fait de terribles calembours (je te les épargne). Nous rencontrons là un jeune professeur , Suisse de naissance, Espagnol par ses parents, lequel ne parle pas moins de 5 langues & entre autre le Français d'une façon exquise, peut-être un peu prétentieuse. — Alfred & De Raet étaient déjà tentés de faire au Saltimbanque de malhonnêtes propositions pour coucher avec les Algériennes de sa troupe, mais un peu de réflexion, le froid de la rue & la dèche où ils plongent les a un peu calmés.
En effet la dèche sévit intensément parmi eux: tu sais que nous devons recevoir 90 frs. comme "droit de 1ier vêtement" mais ces 90 frs se font attendre: on réclame en vain à tous les échos cette vieille buse de Fratti (c'est l'économe): de sorte que je suis devenu le banquier de la bande étant seul encore à posséder quelques sous. — C'est que l'argent roule vite: timbres, boissons, théâtres, etc. cela fait des trous considérables dans les budgets!
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Nous avons encore été hier au théâtre d'opérette, entendre le "Capitan Fracassa". La troupe n'est pas mauvaise, quelques jolies voix, mais ces jolies voix sont toujours beaucoup plus préoccupées de gazouiller & de vocaliser que de chanter le chansonnette comme il conviendrait à une opérette: le genre est essentiellement français, parisien même, & il ne peut décemment s'exporter. Le théâtre est très grand, trop grand même, pour un théâtre d'opérette: les spectateurs sont perdus dans les rangs superposés exactement de loges toutes semblables ressemblant à des niches. Il y a un souffleur loufoque dont on voit d'en les gestes directeurs & un chef d'orchestre qui dirige par coeur, sans partition, ni plus ni moins qu'
Eugène Richter!
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Les autres théâtres ne sont pas encore ouverts régulièrement: au grand théâtre (Teatro communale) on donnera l'opéra cet hiver paraît-il, même qu'on y jouera Lohengrin. Je suis curieux de voir cela.— Je n'ai pas trouvé les Italiens aussi enthousiastes que je le croyais de Cavalleria rusticana. Les étudiants m'ont dit que ce succès était très factice & que l'oeuvre ne méritait guère l'accueil qu'on lui avait fait.
— J'ai appris par une lettre de Georges que je viens de recevoir qu'il avait fait très froid à Bruxelles: ici également, bien qu'il n'ait pas gelé mais le froid est très subit à Bologne, il n'y a pas la moindre transition, & ces superbes automnes de chez nous, qui sont le rêve le plus splendidement triste qu'on puisse faire, manquent totalement. Il était tombé de la neige sur les Appenins & le vent coupait terriblement. Je me suis donc enveloppé dans mon grand manteau & me suis trouvé tout à fait italien, car j'ai constaté avec plaisir que la plupart des hommes en portent de pareils. Ce qu'on ne porte pas du tout par exemple — que cela réjouit mes yeux! — c'est la buse: j'avais échappé enfin à l'odieux tuyau de poêle! Mais voilà que mes trois idiots d'amis se sont mis dans la tête de faire une révolution dans la mode & que dimanche ils ont arboré de noirs & irréprochables cylindres & se sont promenés ainsi très gravement au jardin Margherita à la grande joie du peuple assemblé: ç'a été un succès de fou rire, de la rumeur, des cris, presqu'un coup d'état: j'ai cru qu'ils allaient s'empoigner avec quelqu'un pour défendre l'honneur du chapeau de
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soie! Leur irritation contre ce "stupide" peuple de Bologne était grande. J'ai vu le moment où Alfred allait devenir patriote: ce qu'on a vanté la Belgique au détriment de l'Italie, c'est épatant!
Toute cette scène était du dernier comique & j'ai fait des réflexions très philosophiques à ce propos sur la petitesse de l'esprit humain: c'est ainsi que se forment toutes nos opinions: elles se basent sur des riens, sur une bêtise, une impression désagréable: les nations qui portent un chapeau haute-forme sont tentées de regarder comme moins civilisées qu'elles celles qui portent des chapeau de feutre.— Toute l'histoire des moeurs est là!
Je poursuis mes études de psychologie expérimentale & pratique: j'observe surtout les trois individus qui vont me servir de compagnons pendant plusieurs années. Je te transmettrai de temps à autre mes observations. Voici un morceau de De Raet. Le fond de ce caractère est prétentieux & cette prétention ne peut s'élever jusqu'à l'orgueil: c'est le revers de l'orgueil, c'est l'orgueil petit, ridiculisé. Quand nous voyagions vers Bologne Lodewijk nous disait: moi, je saurai trés vite l'Italien, j'ai des dispositions toutes spéciales pour apprendre les langues. Aujourd'hui il n'en sait pas plus que nous, au contraire.— A chaque instant il nous sert des phrases de ce goût: ah! sur cette question[-]là, j'en connais beaucoup plus que vous; entendez bien que je l'ai etudiée spécialement, etc.— Dès que mes livres sont arrivés il en a pris quatre ou cinq dans ma biliothèque: il n'en a encore lu qu'un seul jusqu'ici. Il prétend qu'il a énormément à faire, qu'il a de la besogne par[-]dessus la tête: mais il est toujours sorti, il flâne, ou il converse avec l'un ou l'autre. Il me semble que son savoir est un savoir de rencontre, pigé à droite, à gauche, sans consistance, sans science réelle. Voilà le mauvais côté! Le bon maintenant: il a lu beaucoup en somme, n'a pas l'esprit borné de ceux qui se consacrent entièrement à une seule branche, comprend très passablement la littérature & l'Art: en un mot il peut être précieux à plus d'un titre, mais il faut savoir le manier, flatter ses défauts, le laisser pérorer à son aise, se taire, & lui laisser croire qu'il est beaucoup plus fort que vous!
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Mais laissons là les hommes actuels, souvent si peu intéressants & parlons des monuments: tu réclames des descriptions d'églises: il me semble que je t'ai déjà parlé de S[an] Petronio, de S[an] Domenico, & de Santo Stefano: celle-ci est la plus curieuse: elles se compose de 5 églises & de 2 cloîtres: la plupart très anciennes: une vieille basilique ronde entre autres dans laquelle on a conservé les colonnes d'un ancien temple d'Isis. Les cours intérieurs des cloîtres ont de vieilles colonnes toutes noires, naïves, grossièrement taillées avec de bonnes figures grotesques — J'ai été voir hier matin, à ton intention, S[an] Giovanni in Monte & S[an] Giaccomo Maggiore. Toutes ces églises sont du dernier mauvais goût: partout l'on trouve des dorures à profusion: les autels ont des colonnes à chapiteaux corinthiens dorés complètement, sans une nuance, étincelants & absurdes. Les murs sont couverts de ces odieux peinturlurages qu'on appelle ici des fresques. Presque toutes sont mauvaises & les quelques passables qui existent sont conçues dans un style impersonnel & académique qui caractérise l'école bolonaise. Ajoute à cela des profusions de mauvaises draperies rouges à fanges d'or & tu n'auras qu'une faible idée du mauvais goût de ces temples. Bien souvent même quand le marbre manque on fiche un grand décor en bois sur lequel on peint en grisaille des colonnes & ornements divers. Jamais le cabotinage religieux n'a été poussé si loin! — Cependant quelques bon détails: entre autres un vitrail ancien à S[an] Giovanni in Monte: S[ain]t inspiré au milieu d'un paysage équipé çà & là d'arbres qui font des taches d'un beau vert. Au fond des collines violacées au flanc desquelles éclatent des villes pourpres de cette teinte d'incendie lointain qui éclate certains de nos soirs dans les fenêtres qui reflètent le couchant. Dans le ciel bleu, rangés en bon ordre, suspendus là on ne sait comme les sept candélabres de l'Apocalypse, qui semblent de vulgairs chandeliers. Pour ce qui concerne les tableaux je n'ai pas encore eu le loisir de retourner au musée. Au premier coup d'oeil cette école bolonaise froide, affectée, académique me déplaît fort du reste. Hier à S[an] Giaccomo, j'ai vu un S[ain]t de Carrache (Louis) qui m'a déplu totalement. Le S[ain]t qui est énorme reléve un pan de sa robe & dévoile une cuisse d'Hercule, tout comme ces grosses femmes de la foire qui montrent leurs jambes pour deux sous. Dans un ciel nuital où passent des nuages de carton, une vague
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apparition d'ange rose & bénit, une gentille petite putain d'ange. Le tout est peint avec une couleur noirâtre où les détails se perdent: on dirait par endroits un vômissement d'encrier.— Sur les montagnes derrière Bologne la Madonna di S[an] Luca & le cloître de S[an] Michele in Bosco sont intéressants surtout par la belle vue de Bologne qu'on a de là-haut.
— Tout ce que tu m'écris sur
Henry de Groux m'intéresse vivement, inclus ce que tu me dis de
KVMRIS. Je viens de finir la lecture de l'ouvrage de
William Crookes.
[3] C'est tout simplement stupéfiant: d'autant plus qu'après la netteté, l'exactitude, la précision de ses premières expériences, l'esprit d'impartialité de cet homme il est difficile de refuser toute confiance à ses dernières affirmations: or il prétend avoir vu, touché, palpé des mains lumineuses, sans corps, qui venaient lui apporter des fleurs, le frapper, etc. avoir vu des objets traverser une table, sans truc, ni dol possible, etc. Cela pour arriver en dernier lieu à la prodigieuse médiumnité de M
elle Florence Cook qui faisait apparaître l'esprit... le fantôme — comment appellerais-je ça? — nommé Katie, une jeune femme charmante, positivement en chair & en os & dont
Crookes a pris 45 photographies ..... tout cela est tellement pyramidal qu'on ne se sent pas la force d'y croire.— Profite de toutes les occasions d'assister à ces sortes d'expériences & écris
[-]moi ce que tu auras vu.
— Je t'envoie ci-joint un de mes portraits: ils sont enfin arrivés. Je vais devoir en envoyer à toutes les extrémités de la Belgique, accompagnés de lettres naturellement: une besogne de tous les diables enfin. Je perds un temps énorme; je deviens paresseux & depuis une semaine je ne parviens pas à me remettre à la "vie impossible" pas même à y réfléchir ce qui serait indispensable.
Robert a écrit dernièrement à Alfred qu'il avait été enchanté de recevoir une lettre de toi, & de constater que tu ne lui gardais pas rancune de sa paresse. A tout pécheur, miséricorde!!
— Ne crains pas, mon cher ami, que je "ne t'oublie trop" ici. Sois tranquille! Je ne fais que t'aimer mieux chaque jour en constatant combien sont rares les âmes comme la tienne: va! je ne rencontrerai personne ici qui te soit comparable & tu
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resteras toujours le seul avec qui je puisse me consoler du nauséeux contact de la jeunesse d'aujourd'hui. Nom de Dieu! je deviens d'un orgueil écrasant en sentant combien je suis supérieur à tous les gens que je coudoie. Partons-nous de cette modestie & de cette humilité qui n'est bonne que pour les impuissants. Au diable la petite vertu! Montrons que toutes les misérables qualités bourgeoises ne sont pas mesurées à notre aune.
Allons, au revoir, mon frère en Art & en Orgueil: je te souhaite d'être cuirassé de façon à résister toujours à l'influence détritive du Lonchay & autres apôtres de l'immobilisme.