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Mon Vieil Auguste
Il y avait, autrefois, (je parle de longtemps) un pauvre type déjà pas mal momifié par l'"ambiance barvelaise" qui avait promis de t'écrire souvent et régulièrement.
Or, ce pauvre type a subi depuis lors une profonde modification, il a évolué, sous des influences de climat et de milieu qu'il serait trop long d'analyser, et s'est transformé en un automate à forme plus ou moins bipide, qui remonte régulièrement chaque matin un professeur, et qui exact comme un chronomètre, va chaque jour à Liège,[1] étudie ses cours au jour le jour et passe toutes ses heures de loisir d[ans] un laboratoire à faire de la microscopie, ne pensant plus à rien d'autre qu'à ses bouquins.
C'est cette machine à bloquer qui, se trouvant grâce aux Vacances de Noël ne plus être si exclusivement braquée sur ses cahiers, se souvient tout à coup d'une promesse qu'elle avait faite il y a bien longtemps, dans une vie antérieure — et qu'elle n'a pas tenue.
De sorte que, la conscience lui étant à demi revenue avec les jours d[e] congé, je me suis mis à avoir des remords de mon de nouveau si long silence.... et je t'écris, te priant bien humblement de ne pas m'en vouloir plus que tu n'en aurais voulu dans un cas semblable, au "canard de Vaucausou" autre machine, "laquelle beste prenoit la becquée, digériot et fientoit par des ressors d'horrifique invention."
Vrai, mon vieux, tu n'aurais pas le courage de m'en vouloir, si tu m'avais vu m'abrutir chaque jour de quelques degrés, pendant ces duex mois; tu plaindrais mon avachissement intellectuel, moral et charnel, et tu ferais de longues réflexions sur l'influence [2] néfaste de Barvaux sur la cervelle de ses indigènes. Non, mais tu ne t'imagines pas combien je suis abruti; je bloque sans interruption, sans effort d'intelligence (tous nos cours de cette année se réduisent à du par-coeur), ne lisant plus, ne parcourant même plus les journaux (!!), ankylosé au point de rêver régulièrement chaque nuit d'anatomie ou d'embryologie.
Tu vois que, si j'ai eu tort de ne plus t'écrire depuis si longtemps, tu n'y as du moins rien perdu, et que des lettres de moi auraient été d'un intérêt un peu plus que médiocre; d[e] quoi diable te parlerais[-]je, alors que depuis deux mois, je vie d'une vie d'eunuque, ne pensant plus (si je l'ai jamais fait).
Ah! lorsqu'on est comme je le suis absolument livré à soi-même dans la solitude, c'est une dangereuse chose que de vouloir s'occuper d'une question: elle vous prend tout entier, sans que rien ne contrebalance son envahissement, et un beau jour on se réveille, bouché à tout ce qui n'est pas ce qu'on étudie.
Je me compare souvent à celui qui entre dans un souterrain: à l'entrée, il a encore une large vue, il voit le ciel, les arbres, l'eau, puis il s'enfonce plus avant, l'horizon se rétrécit; bientôt on ne voit plus au loin qu'une petite tache claire qui vous dit qu'autrefois vos yeux avaient d'autres spectacles: encore quelques pas, et tout le monde extérieur se réduit à la lueur tremblottante et fumeuse de votre lanterne: vous avez choisi votre spécialité et vous allez ne plus voir que cette flamme jaune jusqu'au moment où arrivé à l'issue, vous vous trouverez ébloui et stupide au plein jour comme une chauve souris.
Mérimée à bien raison de le dire: "Il faut être bête pour ne s'occuper que d'une chose...." ..... et il faut surtout ne pas craindre l'abêtissement.
— Si cette nuageuse psychologie te semble peu limpide, je te renvoie à la "Psychologie de l'Idiot et de l'Imbécile"[,] tu y trouveras l'explication du décousu de ma prose.[2]
Voilà trois semaines que je me dis chaque matin que je dois t'écrire le jour même; mais le soir venu, je rentre seulement de Liège, j'ai des cours du jour à revoir, ceux du lendemain à préparer, des préparations microscopiques à dessiner pour Monsieur [3] Julin, (prof[esseur] d'Anat[omie] comparée) dont je suis l'Elève (a[ve]c une majuscule!!) de sorte qu'il est tout de suite dix heures, l'heure de me coucher, attendu que je me lève régulièrement à 4 h 10' p[ou]r quitter Barvaux à 5h. — De sorte que chaque jour je remets ma lettre au lendemain.
Maintenant, nous sommes en vacances, cependant je continue à aller au laboratoire de Zoologie tous les matins, et je rentre à Barvaux à 3h après[-]midi: tu vois que mes loisirs ne sont pas nombreux.
Et franchement, cela me vaut mieux, j'ai fait une trop dure expérience de ce que c'est que l'inaction pendant les dernières vacances pour désirer du repos; je suis trop désorienté et véritablement malheureux dès que je n'ai plus quelque chose que je dois faire, et, travaillant avec un professeur, qui me donne à faire différents travaux je suis bien forcé de m'occuper: impossible de m'arrêter: c'est là un régime d'hygiène morale infiniment calmant... trop même, c'est comme l'excès de bromure.
Je puis en juger: j'ai eu pendant ce trimestre deux ou trois accès de révolte où je fermais mes bouquins et où je me remettais à errer, plein de songeries vides et de rêvasseries malsaines, maudissant cette castration corporelle et intellectuelle que je me suis infligée, et certes ce n'étaient pas là des journées bien heureuses, tandis que vraiment il y a dans les travaux de biologie comparée un côté synthétique, philosophique, qui empoigne et donne une fièvre de travail.... qui si tu souris sceptiquement, je te le démontrerai dans ma prochaine, très prochaine lettre.
Mais trois pages de réflexions sur mon moi doivent te peler outrageusement, je cesse de me ruminer, pour te demander de tes nouvelles: que fais[-]tu, que deviens[-]tu? As[-]tu pris le sage parti, qui est de goûter à tout sans t'attacher à rien spécialement, ou bien t'hypnotises[-]tu sérieusement sur l'histoire et bloques[-]tu ta thèse avec foi.
Ecris[-]moi donc, je t'en prie, secoue[-]moi, bouscule[-]moi par quelques adjectifs hauts en couleur et donne[-]moi de nombreusx détails sur tes occupations: elles doivent être plus intéressantes que les miennes: je pourrais intituler toute cette lettre "Etat d'âme d'un chronomètre"
[4]
Et, puisque c'est la coutume, et que nous sommes presque à l'avant[-]veille du premier janvier, reçois pour l'an qui va commencer tous mes souhaits de ...... de ce que tu voudras: au choix.
En attendant une bonne longue lettre de toi, je to serre bien cordialement la main.
Ton Vieil ami dévoué
Robert

Annotations

[2] Paul Auguste Sollier, Psychologie de l'idiot et de l'imbicile (Paris, F. Alcan, 1891).

Register

Name - person

Julin, Charles (° Lièges, 1857-12-17 - ✝ Chokier (thans Flémalle-Haute), 1930-02-05)

Geneesheer.

Was aan de faculteit geneeskunde van de UEL achtereenvolgens gastdocent ('chargé de cours') anatomie (31/12/1888), gastdocent histologie (08/12/1894), gewoon hoogleraar (30/09/1896), professor emeritus (17/12/1927).

Legros, René Robert (° Barvaux, 1872-11-05 - ✝ Barvaux, 1933-07-29)

Geneesheer.

Liep school op het Athénée Royal van Luik en, van de vierde Latijnse tot de retorica, op het Brusselse Atheneum, waar hij bevriend raakte met o.m. A.Vermeylen, J.Dwelshauvers en L.de Raet. Studeerde nadien geneeskunde aan de UEL (1890-1897). Publiceerde verzen in de Almanach des étudiants. Almanach de l'Université libre de Bruxelles (1891).

Vermeylen, August. (° Brussel, 1872-05-12 - ✝ Ukkel, 1945-01-10)

Hoogleraar, kunsthistoricus en schrijver. Medeoprichter van Van Nu en Straks. Gehuwd met Gabrielle Josephine Pauline Brouhon op 21/09/1897.